Les éditions de la Pléiade ont 100 ans : un anniversaire qui dérange ?

En 1923, Jacques Schiffrin fonde sa maison d’édition à laquelle il donne le nom d’un petit cénacle de poètes russes regroupés autour de Pouchkine et de Lermontov (qui eux-mêmes l’avaient emprunté au mouvement littéraire ainsi baptisé par Ronsard). Mais la maison Gallimard qui aujourd’hui possède cette collection, n’a semble-t-il pas programmé de fêter ce centenaire. La vie de Jacques Schiffrin se confond avec les plus belles années de la première moitié du XXe siècle et les pires tragédies que l’Europe a connues. Des faits pas toujours bons à ressasser.

Jacques Schiffrin est né en 1892 à Bakou (actuelle capitale de l’Azerbaïdjan) dans une famille juive laïque, russe et ukrainienne, installée dans ce port de la mer Caspienne et qui se spécialise dans le négoce de produits pétroliers. Fortune faite, la famille Schiffrin déménage à Saint-Pétersbourg, en 1909. Élève brillant, doué pour la philosophie et les langues étrangères, Jacques part pour la Suisse continuer ses études avant de prendre la direction de Florence. L’entreprise familiale est nationalisée par le pouvoir soviétique et Schiffrin fait alors le choix de vivre en France.

C’est donc à Paris, en 1923, que Jacques Schiffrin se lance dans l’aventure de l’édition en publiant d’abord les œuvres de Pouchkine, dont André Gide est l’un des traducteurs. De cette rencontre naît une amitié entre les deux hommes, essentielle dans la destinée de Schiffrin. Puis viennent dans cette collection, qui se veut abordable et de qualité, des intemporels : Baudelaire, Racine, Voltaire, Stendhal, Poe, etc.

Naturalisé français en 1927, Jacques Schiffrin devient une personnalité incontournable du milieu littéraire français. En 1933, rattrapé par des difficultés financières inextricables et grâce à l’intervention de Gide, il cède son activité à Gallimard où il devient le simple directeur de la collection de la Bibliothèque de la Pléiade. En 1936, Gide part en voyage à Moscou et s’entoure de Jacques Schiffrin, de Louis Guilloux et d’Eugène Dabit. Ce dernier y meurt du typhus, Gide en ramène son édifiant Retour de l’URSS et Schiffrin ne manque pas de voir les croix gammées qui pullulent sur les murs de Berlin lors de son voyage de retour.

En mai 1939, Gide est le premier écrivain à entrer de son vivant dans la Pléiade. En septembre de la même année, Schiffrin est mobilisé dans l’armée française. La guerre vient d’être déclarée à l’Allemagne. Souffrant d’un emphysème (grave maladie pulmonaire), très affaibli, il est réformé. Et se sentant menacé, il quitte Paris.

À l’automne 1940, Vichy promulgue des lois antisémites qui interdisent aux juifs d’exercer le métier d’éditeur. Quelques jours plus tard, Gaston Gallimard licencie alors Schiffrin dans les termes suivants : « Réorganisant sur des bases nouvelles notre maison d’édition, je dois renoncer à votre collaboration à la fabrication de la collection “Bibliothèque de la Pléiade” ». Schiffrin passe alors clandestinement en zone sud et rejoint Saint-Tropez. Désargenté, ne pouvant subvenir aux besoins de sa famille et inquiet des conséquences de l’antisémitisme d’État, il se résout à quitter la France. Gide convainc Varian Fry de faire bénéficier Schiffrin de sa filière d’émigration vers les États-Unis. Suivent de nombreux mois d’attente et d’angoisse avant que les documents nécessaires au départ soient établis. En mai 1941, le fondateur de la Pléiade quitte Marseille sur le Wyoming. Quelques jours plus tard, le navire est arrêté à Casablanca, les passagers débarqués et internés dans des camps marocains. C’est Gide encore qui intervient pour que son ami obtienne les moyens de quitter l’Afrique, en août 1941.

Après trois semaines d’une traversée épouvantable, Schiffrin et sa famille débarquent aux États-Unis. Jacques a laissé dans l’Hexagone des amis et la Pléiade dont il a été dépossédé. Vivant dans la misère et amoindri par sa maladie pulmonaire et la dépression, il fonde néanmoins en 1943 aux États-Unis une nouvelle maison d’édition : « Pantheon Books ». Les années d’après-guerre voient sa santé fortement se dégrader. L’emphysème le ronge et l’empêche d’envisager un retour en France.

« Il est entendu que votre compte sera réglé selon les termes de notre contrat », précisait la lettre de licenciement de Gallimard, en 1940. Schiffrin recevra effectivement bien l’intégralité des sommes dues dix ans après, quelques mois avant sa mort, en 1950, à l’âge de 58 ans.

Daniel Damart

Bibliographie :

  • Amos Reichman, Jacques Schiffrin, un éditeur en exil, Le Seuil, 2021
  • André Gide et Jacques Schiffrin, Correspondance, 1922-1950, Gallimard, 2005
  • Roger Faligot, Brest l’insoumise, éditions Dialogue, 2016
Varian Fry : l'homme qui sauva des milliers de Juifs
Journaliste américain, né en 1907 à New York, Varian Fry est témoin de la barbarie des nazis lorsqu’en 1935, il voit deux Allemands poignarder sans raison un Juif installé à la terrasse d’un café berlinois. En août 1940, envoyé par l’Emergency Rescue Committee (qui est financé par l’épouse du président Roosevelt), il s’installe à Marseille avec une liste de 200 personnalités en danger. Pendant un an, il hébergera et aidera à fuir plusieurs milliers de Juifs et d’opposants au régime de Vichy : Lévi‐Strauss, Hannah Arendt, Chagall, André Breton, Victor Serge, Max Ophüls, Max Ernst, etc.
André Gide le contacte pour exfiltrer, en février 1941, son ami Jacques Schiffrin, « le créateur et le directeur de cette belle collection de la Pléiade, considérée comme la meilleure édition de nos classiques français. »
Varian Fry est arrêté par le régime de Vichy en 1941 et expulsé du territoire français. Il continuera de sensibiliser l’opinion américaine au sort des Juifs en Europe. Il meurt en 1967, quelques mois après avoir reçu une bien tardive Légion d’honneur.