« Le sondage pour construire une actualité autour d’un thème précis »

Dans notre numéro précédent, nous avons évoqué l’utilisation conséquente dans les médias de sondages établis par l’institut CSA. Ce dernier appartient au groupe Bolloré tout comme CNews, Le JDD, etc. qui les emploient afin d’appuyer leurs discours. Le sondage un outil malmené et inadapté ? Décryptage.

Le sondage est né au début du XXe siècle mais son utilisation a connu une explosion au début des années 2000, avec l’apparition des sondages par Internet et l’arrivée des chaînes d’information en continu. « Il s’agit d’un deal gagnant-gagnant avec de la visibilité pour l’institut de sondage et du temps d’antenne pour les chaînes d’information », souligne Hugo Touzet, chercheur post-doctorant en sociologie et coauteur de Sociologie de l’opinion publique.

Dans notre numéro précédent1, nous avons évoqué l’utilisation des sondages par le Journal du dimanche, Europe 1 et CNews notamment, la chaîne d’info en ayant traité 80 en un an. Ces médias font appel à l’institut CSA qui fait également partie du groupe Bolloré : « Le problème n’est pas l’outil en soi. » Le sondage est notamment très utilisé en sciences humaines : « Il doit respecter certaines règles, des quotas de parité, de différentes catégories sociales et professionnelles. Ce qui est intéressant, c’est d’aller voir dans le détail. Quelle catégorie socioprofessionnelle ou d’âge pense majoritairement ceci ou cela. Analyser si une réponse évolue au fil des ans pour comprendre certains aspects sociaux. Le problème est que le sondage n’est pas utilisé de cette manière dans les chaînes d’information en continu. »

La question est davantage la finalité : « Pour ces médias, le sondage est un moyen pour imposer une mise à l’agenda de sujets, pour construire une actualité autour d’un thème précis », explique Hugo Touzet. La sphère Bolloré a plutôt tendance à partir d’un fait divers avant de généraliser en s’appuyant sur un sondage. Exemple : la non-incarcération du motard ayant percuté Kamilya, une fillette de sept ans, entraînant sa mort, devient le 5 septembre après une enquête réalisée par l’institut CSA pour CNews, Europe 1 et le JDD : « 80 % des Français jugent la justice trop laxiste ».

La fiabilité de ces enquêtes est également souvent remise en cause : « Le critère numéro 1 est la manière de poser la question. Si on demande “Êtes-vous favorable à la peine de mort ?”, le résultat ne sera pas le même que pour la question “Êtes-vous favorable à la peine de mort pour les pédocriminels multirécidivistes ?”. L’importance est dans le libellé des questions. Et le problème réside dans le fait qu’il est rarement retranscrit en intégralité dans le bandeau sur CNews ou BFM. » Le lecteur ou auditeur est ainsi trompé.

« L’utilisation du sondage est corrélée avec le modèle économique du média. »

Hugo Touzet, chercheur post-doctorant en sociologie

Ces enquêtes d’opinion sont également un bon moyen de combler du temps d’antenne tout en appauvrissant la qualité de l’information, comme le détaille le sociologue : « Cette utilisation massive du sondage est corrélée avec le modèle économique du média. Nous retrouvons ces sondages commentés essentiellement sur les chaînes d’information en continu, que ce soit CNews, BFM ou LCI. » Et cela au détriment de la qualité de l’information : « Un sondage coûte bien moins cher que d’envoyer un reporter sur place pour ramener de l’information et l’analyser. Le sondage va permettre d’imposer un thème et de le commenter pendant des heures sur un plateau. »

Le sondage s’intègre comme un outil parmi d’autres : « Pour prendre l’exemple d’un plateau de CNews, ils vont réunir des “experts” de droite et d’extrême droite pour évoquer un sujet. Pour étayer leur propos, ils vont s’appuyer sur un micro-trottoir et un sondage. Ce dernier va apporter du crédit, une sorte de caution scientifi que à ce qu’ils racontent. »

Et cela fonctionne en infusant dans le débat public : « Le plus dommageable est que ces sondages et thèmes évoqués sont repris par les personnalités politiques. Ces derniers imaginent que ce que racontent ces médias montre ce que pensent les Français. »

« L’industrie du sondage est actuellement sous pression »

Les instituts de sondage deviennent un élément de la stratégie d’influence de Vincent Bolloré, mais pas seulement. Dans son plan « Périclès » pour aider le RN et LR à conquérir le pouvoir, le milliardaire Pierre-Édouard Stérin souhaitait racheter un institut de sondage, comme le souligne le sociologue Vincent Tiberj : « On comprend bien que pour ces acteurs, l’institut de sondage peut être un outil démultiplicateur d’influence. Il y a une vraie tentative des acteurs socio-économiques de peser sur les sondages et leur manière de construire le réel. Dans la stratégie de ces milieux conservateurs, on ne peut pas exclure que les sondages ne seront pas un champ d’affrontement idéologique. » Pour le sociologue « l’industrie du sondage est actuellement sous pression. Il fut un temps, on pouvait avoir des enquêtes de qualité, maintenant c’est plus compliqué. Beaucoup de commanditaires estiment qu’il ne faut pas payer cher pour avoir des données de qualité. Il leur est beaucoup plus simple de faire des coups de pression financiers, d’imposer des questions et d’un point de vue démocratique c’est extrêmement préoccupant. »

Il faut dire que le secteur dispose d’un gendarme inefficace : « Du côté des médias, on estime que l’Arcom n’est pas assez puissant. Du côté des sondages, la commission des sondages est complètement inadaptée pour répondre à ces enjeux-là. Elle ne se préoccupe que des sondages électoraux. Elle n’intervient pas sur les questions de toutes les enquêtes qui ne mesurent pas les intentions de vote ou sur leurs critères de représentativité. » Renforcer le rôle de la commission des sondages, voilà ce qu’il reste à faire.

Clément Goutelle

Illustration : Krokus

Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)

  1. « Sondages, l’autre arme de Bolloré pour influer l’opinion », La Brèche no 9, juillet-septembre 2024 ↩︎
  2. Tiberj Vincent, La droitisation française, mythe et réalités, PUF, septembre 2024 ↩︎
« La droitisation est une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas »

« La droitisation dans la parole médiatique et dans la vie politique existe, mais elle est loin de refléter ce qui se passe dans la société française. Je postule que la droitisation est simultanément une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas. » Le sociologue Vincent Tiberj, auteur de La droitisation française, mythe et réalités2, développe l’idée que citoyens et électeurs divergent.

Les commentateurs de sondage sont pour Vincent Tiberj des « ventriloques » : « Cela pose la question de la provenance des données sur lesquelles on se fonde. Cyril Hanouna va faire un sondage Twitter sur les réseaux sociaux, en posant des questions à des gens qui le suivent. Il donne l’impression d’avoir une société en miniature mais quelle est la représentativité de ces répondants ? » Les enquêtes d’opinion se font davantage sur Internet, ce qui exclut une frange de la population : « Les sondages par Internet ont leurs propres biais. Ils attirent plus d’électeurs d’extrême droite, notamment en raison du mode de sélection des répondants. Il n’y a pas de mode de passation parfait, mais chaque mode a ses impacts. Et le simple changement de mode, des enquêtes à enquêteur
aux enquêtes par Internet a pu laisser croire qu’il y avait droitisation. Parmi les gens qui acceptent de faire partie de ces panels, on compte beaucoup plus de votants à l’extrême droite que dans le reste de la population.
»

« Nous ne sommes pas dans une montée du conservatisme »

Pour Vincent Tiberj, l’enjeu est « d’essayer de trouver des moyens de parler de la réalité de la société française : leurs valeurs, demandes, ce qu’ils pensent, etc. » Pour cela, il travaille sur des indices longitudinaux, selon la méthode du politiste américain James Stimson : « Pour éviter de jouer un sondage contre un autre, un institut contre un autre, une question contre une autre, l’idée est de tout prendre. Pour éviter nos propres biais, le plus efficace est d’englober toutes les séries, baromètres… »

Il s’agit de récupérer toutes les données produites par les instituts privés, institutions européennes, académiques, universitaires, les différents baromètres, etc. Sur la période 1978 à 2023, cela représente 109 séries et 784 000 données : « Sur des dimensions que l’on précise, on peut accumuler l’ensemble des séries sur des questions socio-économiques, sur le genre, sur l’immigration… Une fois que l’on prend en compte tous ces éléments, ce que l’on constate c’est que nous ne sommes pas dans une montée du conservatisme. Au contraire, sur la dimension culturelle on observe une montée de l’ouverture, et sur l’aspect socio-économique on constate qu’en 2023 nous ne sommes pas dans un moment où les Français sont particulièrement favorables au libéralisme économique. Ils sont beaucoup plus ouverts à l’immigration, à l’égalité hommes-femmes, à la libération sexuelle qu’ils ne l’étaient il y a encore 20 ans. »

À travers ces indices, la lecture se fait de bas en haut. C’est bien une tendance globale qui fait émerger une personnalité politique et non l’inverse, comme le souligne Vincent Tiberj : « Aux USA, on voit combien l’arrivée de Barack Obama a correspondu à une période de demande plus forte de redistribution. A contrario, l’arrivée de Ronald Reagan est survenue à un moment où la poussée du libéralisme économique était forte dans les données d’opinion. Plutôt que de regarder les succès et échecs politiques par “en haut” – par les programmes et les candidats –, on les regarde par en bas. »

Les résultats des dernières législatives ne seraient donc pas représentatifs ? « Il est illusoire de croire que tout vote en faveur d’un candidat et de son programme est un vote d’adhésion. Ça ne peut que contribuer à accroître la grande démission citoyenne. » Une démission dans les urnes que l’on ne retrouve pas partout : « Un pays comme la Suède a su trouver des moyens de réinvestir le rôle de citoyen, notamment via des prises de décisions plus horizontales. » Et si la droitisation « par en bas » n’était qu’un mythe ?

« Si plutôt qu’une dissolution, on avait fait un référendum sur les retraites, le résultat aurait certainement été tout aussi catastrophique pour Emmanuel Macron mais on aurait parlé inégalités, pouvoir d’achat, équilibre des comptes, projet de société et rapport au travail. Mais on n’a pas parlé de ça. On a fait des élections sur la sécurité, l’immigration et la crise de l’intégration. »