Le numérique au service de la santé… économique des entreprises

Télémédecine, prise de rendez-vous en ligne, exploitation des données médicales… Pour pallier les défaillances de notre système de santé, le gouvernement mise sur le numérique. Les enjeux financiers sont donc croissants. Dans ce contexte, la prédominance d’acteurs privés, à la santé économique florissante, contraste avec un système de soins qui semble de plus en plus à bout de souffle.

Le mercredi 17 mai 2023, le ministère de la Santé lançait sa nouvelle « feuille de route du numérique en santé », pour la période 2023-2027. Cette dernière, qui s’inscrit dans la continuité de la précédente, vise à « mettre le numérique au service de la santé », témoignant d’un domaine en plein essor. Recourir au numérique est ainsi vu comme une solution pour pallier certains dysfonctionnements de notre système de soins : faire des économies, fluidifier le parcours des patients ou aider les soignants au quotidien.

6 millions de Français dans un territoire « sous dense » en offre de santé

La e-santé peut ainsi répondre à plusieurs objectifs, comme celui de lutter contre les déserts médicaux en recourant à la télémédecine. Selon la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), 9 % de la population française – soit environ 6 millions de personnes – résideraient dans un territoire « sous dense » en offre de santé. Mais le choix de la télémédecine n’est pas sans conséquence.

D’après une étude de l’Insee publiée l’année dernière, ce sont en effet pas moins de 15 % de la population française qui se trouvent en situation d’illectronisme1, ce chiffre concernant en premier lieu les personnes peu diplômées et aux revenus les plus modestes. Celles-là mêmes qui subissent de plein fouet l’inégalité d’accès aux soins, comme l’a indiqué un rapport publié en septembre 20222.

La e-santé, un domaine très lucratif

La généralisation de la télémédecine va ainsi de pair avec l’émergence d’un nouveau marché, trusté par les acteurs privés. À l’image du groupe Ramsay Santé, qui a proposé l’année dernière une offre d’abonnement à 11,90 € par mois pour des téléconsultations médicales à volonté. Le Conseil national de l’ordre des médecins s’était alors opposé à cette initiative, « contraire à la déontologie médicale ». Une récente législation rend désormais nécessaire l’obtention d’un agrément par les plates-formes pour pouvoir bénéficier d’un remboursement par l’Assurance maladie. À la faveur de la crise du Covid-19, certaines entreprises ont pris une place encore plus importante dans le paysage de la e-santé. C’est notamment le cas de Doctolib, plate-forme utilisée pour prendre des rendez-vous médicaux, qui est devenue début 2022 la plus importante licorne3 française, avec une valorisation estimée à 5,8 milliards d’euros. Le domaine de la e-santé s’avère donc très lucratif, ce qu’ont bien compris les grandes entreprises du numérique. Alphabet, la société mère de Google, est par exemple à l’origine de Verily, entreprise ayant conçu des lentilles de contact permettant de contrôler le niveau de glucose des personnes diabétiques, ou encore un bracelet de suivi de santé.

Health Data Hub : Ces données de santé qui valent de l’or

Microsoft n’est pas en reste, puisque le géant américain a initialement été choisi pour héberger le Health Data Hub. Cette plate-forme a été créée le 30 novembre 2019 dans le but de faciliter le partage des données de santé, issues de sources très variées, afin de favoriser la recherche. Adrien Parrot, médecin-anesthésite-réanimateur, est également ingénieur informatique. Membre du collectif Interhop, association créée en 2020 qui vise à défendre le logiciel libre dans le domaine de la santé, il se dit « opposé à la centralisation des données » et dénonce « la poignée de main menottée avec un hébergeur comme Microsoft ».

La firme américaine est en effet soumise à l’extraterritorialité du droit américain. En vertu de celui-ci, les autorités états-uniennes peuvent donc exiger de la multinationale qu’elle leur remette les données qu’elle héberge. Et celles-ci peuvent valoir de l’or, comme l’avait démontré le magazine d’enquête Cash Investigation consacré à la question4. D’après les informations du reportage, IQVIA, entreprise états-unienne mettant à disposition des pharmacies un logiciel de gestion de fiches clients, revendait ainsi des études de marché, alimentées par les données collectées via les officines qui utilisaient son logiciel, pouvant coûter jusqu’à 50 000 euros.

« Que se passerait-il si Apple décidait demain d’être présent dans le domaine de l’assurance-santé ? »

Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de sécurité des systèmes (Anssi)

Pour le Health Data Hub, le choix de Microsoft – effectué sans appel d’offres public, ce qui avait amené l’association Anticor à saisir le Parquet national financier – a donc entraîné de nombreuses contestations. À tel point que le ministre de la Santé de l’époque, Olivier Véran, s’était engagé en novembre 2020 à se passer du géant américain « dans un délai qui soit autant que possible compris entre 12 et 18 mois ». L’échec est patent, et il se poursuit, puisque la migration est aujourd’hui annoncée « à l’horizon 2025 » par Stéphanie Combes, directrice du Health Data Hub. Cette dernière déplore que « les solutions souveraines ne soient pas encore comparables [à celle de Microsoft] ».

Le 12 mai 2020, Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de sécurité des systèmes (Anssi), était auditionné par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Il déclarait alors : « Je suis inquiet, en tant que citoyen, de voir les géants du numérique avancer sur les sujets de santé. […] Si nous leur confions [de tels sujets], des conflits d’intérêt vont apparaître. Que se passerait-il si Apple décidait demain d’être présent dans le domaine de l’assurance-santé ? Cet acteur sait tout de nous. Apple pourrait prendre le parti d’assurer uniquement les personnes en bonne santé, et refuser d’assurer les autres. Dans ce modèle, l’ensemble du système mutualiste serait mis à mal. » Le gouvernement nous propose la technologie pour venir au chevet de notre système de santé. Sans précaution, elle pourrait bien lui donner le coup de grâce.

Jp Peyrache

Illustration : Sarah Balvay

Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)

  1. « 15 % de la population est en situation d’illectronisme en 2021 », Insee première n° 1953, juin 2023 ↩︎
  2. « L’état de santé de la population en France », Les dossiers de la DREES n° 102, septembre 2022 ↩︎
  3. Une licorne désigne une start-up évaluée à plus d’un milliard de dollars, soit environ 940 millions d’euros ↩︎
  4. Cash Investigation : « Nos données personnelles valent de l’or ! », diffusé le 20 mai 2021 sur France 2 ↩︎