Le double jeu de la Fifa contre la pédocriminalité
Officiellement positionnée contre toutes formes d’abus, l’instance mondiale du football affiche un autre visage en privé concernant les abus sur mineurs. Devant les cas se multipliant au sein des fédérations de football à travers le monde, la Fifa ne réagit pas vraiment et prend même clairement position en faveur de certains dirigeants, comme Pierre-Alain Mounguengui, le président de la fédération gabonaise (Fegafoot), accusé par son gouvernement d’avoir couvert un réseau pédophile.
« La Fifa m’a dégoûté. Ils n’ont aucun respect pour les victimes, pour tous les gens ayant essayé de les aider. » Parfait Ndong reprend sa respiration : « Ils ont clairement choisi leur camp dans la lutte contre la pédophilie. » L’ancien international gabonais ne décolère pas depuis une visite express en octobre de plusieurs membres de la Fifa à Libreville pour s’entretenir avec les dirigeants de la Fegafoot et les autorités. Quelques jours plus tard, le 27 octobre, Pierre-Alain Mounguengui, le président de la fédération gabonaise de football, obtenait sa libération provisoire en attente de son procès où il sera jugé pour avoir couvert des actes de pédophilie.
Le 20 novembre, Mounguengui était invité par la Fifa à la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde au Qatar où il était enlacé par ses pairs footballistiques, notamment Patrice Motsepe, le patron de la Caf (Confédération africaine de football) et Gianni Infantino, le président omnipotent de la Fifa, qui l’a même présenté à l’émir du Qatar pour une poignée de main chaleureuse.
« Pierre-Alain Mounguengui est actuellement sous le coup d’une enquête pour avoir prétendument dissimulé un système d’abus généralisé en ne le rapportant pas aux autorités compétentes », explique à La Brèche la Fifpro, le syndicat mondial des joueurs. « La manière dont les victimes perçoivent ces moments importe et peut impacter significativement l’intégrité et l’efficacité de l’investigation de la Fifa. » Et pour cause : comment les centaines et centaines de victimes, âgés parfois au moment des faits d’à peine 13 ou 14 ans, peuvent réagir lorsqu’elles voient un des hommes de ce système être invité par la Fifa à la Coupe du Monde ?
Des abus depuis les années 1990
Révélé par Ed Aarons dans le journal anglais The Guardian en décembre 2021, le réseau pédocriminel sévissant dans le football gabonais depuis les années 1990 avait déclenché l’intervention personnelle du président gabonais, Ali Bongo, et de tout l’appareil judiciaire. Élément central du système, Patrick Assoumou Eyi, dit Capello, qui a notamment été le coach de l’équipe nationale des moins de 17 ans, fut le premier interpellé. « J’étais son adjoint et j’avais alerté le président de la fédération lors d’un match en Éthiopie », assène Brice Makaya. « Un jeune m’avait montré les messages que Capello lui envoyait par WhatsApp. C’était intolérable, surtout qu’aucune action ne s’en était suivie. »
Connue comme le « Capellogate » au Gabon, l’affaire a entraîné l’inculpation de Capello, ainsi que celle de quatre autres entraîneurs : deux dans le football, un dans le taekwondo et un dans le tennis. Quant au président Mounguengui, il a passé six mois en détention à la prison centrale de Libreville avant sa sortie en octobre à la suite d’un intense lobbying de la Fifa par le biais de la Caf qu’elle contrôle.
Selon un courrier officiel adressé au ministre des Sports daté du 28 avril, le secrétaire général de la Caf, Véron Mosengo-Omba, espérait notamment que le président de la Fegafoot serait « rapidement libéré – si ce n’est déjà fait ». Une missive ayant choqué de nombreuses victimes ou lanceurs d’alerte, à l’image de Makaya : « Motsepe, le président de la Caf, est venu visiter Mounguengui en prison. Il a même rapporté un fanion à son nom ! » Un présent habituel lors des visites officielles, mais jugé déplacé vu le contexte. « Quand la Fifa est revenue au Gabon, on avait organisé des réunions avec certaines victimes », souffle Parfait Ndong. « Ils sont venus et ne m’ont rien dit. Ils n’ont pas passé un appel, rien. Ils n’ont vu aucune victime. Par contre, ils sont allés voir Mounguengui… »
« Le problème de ce réseau, ce sont les connexions politiques »
Si l’État gabonais avait diligenté rapidement des enquêtes sur les principaux intéressés, de nombreux prédateurs sont toujours en liberté. « Le problème de ce réseau, ce sont les connexions politiques », pointe une des victimes. « Mon violeur est aussi dans la politique. Nous savons qu’il sera très difficile d’obtenir justice ici. C’est pour ça que nous espérions beaucoup de la Fifa. » Un espoir vain : les trois coachs emprisonnés (Capello, Orphée Mickala et Triphel Mabicka), ainsi que Serge Mombo, l’intendant de l’équipe nationale, n’ont été suspendus que provisoirement de toute activité footballistique par la Fifa. Cette dernière n’a pris aucune position claire. « Nous sommes dans le flou », résume Makaya. « J’ai perdu confiance en la Fifa. Cela fait un an que nous attendons. Qu’est-ce qu’ils ont fait pour aider les enfants ? »
Capello administrait « la présence d’esprit » aux enfants
Considéré comme un des plus grands réseaux pédocriminels de l’histoire du sport, impliquant des milliers de victimes depuis les années 1990 selon l’ensemble des victimes interrogées par La Brèche, ce système était « un secret de polichinelle » au Gabon. « Tout le monde connaît la présence d’esprit », explique l’activiste Stéphane Zeng. « C’était l’expression utilisée par Capello et ses hommes pour décrire l’acte sexuel sur les jeunes. » Ayant
renommé sa maison le jardin d’Eden, Capello administrait « la présence d’esprit » aux enfants, la condition obligatoire pour réussir et rêver d’une carrière professionnelle. « J’ai refusé la présence d’esprit, donc il disait que j’étais un homme de peu de foi », témoigne un joueur ayant réussi à sortir de ce système. « C’est une véritable horreur ce qu’on a vécu. Ne pas voir la Fifa prendre ça au sérieux, et avoir laissé cette situation perdurer pendant autant de temps… C’est aussi leur responsabilité. »
Si certains membres de la Fifa s’accordent en off sur le caractère « abominable » de ce réseau, la commission d’éthique n’a pas vraiment avancé. Court-circuitée pour des raisons électorales et politiques, avec le soutien affiché à Pierre-Alain Mounguengui, elle a perdu la confiance de l’immense majorité des gens qui étaient prêts à parler. « C’est fini pour moi », confirme une victime. « Je changerai peut-être d’avis le jour où je verrai des décisions concrètes et pas du blabla. »
Romain Molina
Illustration : Max Lewko
Une inaction mondiale : France, Colombie, Argentine, Cameroun, Mongolie... Haïti, Colombie, Mongolie, Barbade, France, Zambie, Gabon, Argentine, RDC, Cameroun : les affaires de pédocriminalité au sein des fédérations membres de la Fifa se sont multipliées ces dernières années. « On assiste à une libération de la parole », confirme l’avocate britannique Kat Craig, qui a aidé et représenté de nombreuses victimes à travers le monde. « Chaque affaire incite d’autres personnes à parler. On est devant un phénomène mondial, et les instances sportives doivent réagir en conséquence. » Problème, la Fifa a un mal fou à traiter les affaires – lorsqu’elle daigne ouvrir une enquête. « Le système est obsolète », abonde une source interne. « On est dépassé et la commission d’éthique manque de moyens et surtout d’indépendance. En fin de compte, tout est motivé par des raisons politiques ou d’image. » Illustration avec le cas argentin, une fédération puissante ayant tissé des amitiés profondes avec de nombreux dirigeants de la Fifa. Un double jeu aux conséquences funestes Diego Alberto Guacci, ex-entraîneur des U15 de l’équipe nationale féminine argentine, était visé par des plaintes de plusieurs mineures pour des faits de harcèlement – il était notamment question de lui envoyer des photos dénudées. Malgré des témoignages accablants, la Fifa a statué en faveur de l’entraîneur qui n’a écopé d’aucune suspension. Une stupeur pour la Fifpro, le syndicat mondial des joueurs, qui a publié un communiqué au vitriol tout en se demandant comment la Fifa avait fait pour publier le nom des victimes après avoir promis de préserver leur anonymat. Un double jeu aux conséquences funestes : les filles en question, ainsi que leurs familles, vivent désormais sous des menaces constantes en Argentine.