Laurent Mauduit : « La puissance publique tente systématiquement d’avantager Amazon »

Laurent Mauduit est un écrivain et journaliste d’investigation. Cofondateur du journal en ligne Mediapart, il a dénoncé dans un ouvrage récemment publié chez Divergences1 l’emprise des géants états-uniens du numérique sur le monde de l’information et notamment celle d’Amazon sur le marché du livre dans l’Hexagone.

En 1981, suite à l’élection de François Mitterand, Jack Lang met en place le système du prix unique du livre. Quel en était l’objectif ?

« Il s’agit de l’une des mesures emblématiques de la gauche lors de son arrivée au pouvoir. L’ambition de la réforme part du principe que le livre, à l’image de la presse, est un objet singulier. C’est certes un objet marchand, mais avant tout un bien culturel très important pour les citoyens, l’éducation populaire… L’idée est donc de ne pas le livrer aux forces du marché, qu’il ne fasse pas l’objet de cassages de prix, d’un monopole éventuel. Cette réforme est toujours en place, mais est très attaquée par Amazon depuis son irruption sur le territoire hexagonal. »

Comment ce système a-t-il été remis en cause et avec quelles conséquences ?

« Pendant des années, j’ai chroniqué la double normalisation de la presse, sur le plan économique, à mesure des rachats de titres par des milliardaires, comme sur le plan éditorial, en conséquence de ce mouvement. Dans mon cheminement, je me suis rendu compte que cette description du sort de la presse était incomplet, car il en a été de même pour le livre, avec les mêmes acteurs à l’œuvre dans ce secteur. Par exemple, après avoir contrôlé Editis, et l’avoir rétrocédé au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, Vincent Bolloré contrôle désormais Hachette, un des géants mondiaux de l’édition. Ce secteur est maintenant pris en tenaille entre des milliardaires et des oligopoles numériques que représentent les Gafam. »

« Le droit à l’information est un droit aussi important que le droit de vote »

« Dans un premier temps, les attaques sur le prix du livre ont été frontales, avec un fort travail de lobbying. Des propositions d’amendement clés en main ont été fournies à des parlementaires, mais sans succès. Ainsi, dans le courant des années 2010, Amazon a changé de stratégie en se rendant compte que le prix du livre comprenait aussi le prix du transport, car les lecteurs ont tendance à commander les livres. Amazon a donc appliqué une politique de dumping avec des frais de port extrêmement faibles. »

Comment ont alors réagi les pouvoirs publics ?

« À la suite de divers débats parlementaires, une proposition de loi portée par la députée Darcos a été votée, instaurant un prix minimal pour le transport. La somme exacte a été fixée par décret par l’exécutif à 3 €, mais celle-ci fait le jeu d’Amazon, étant donné que le prix moyen d’envoi d’un livre est plutôt autour de 6 €. C’est l’un des exemples qui montrent que la puissance publique tente systématiquement d’avantager Amazon. Les libraires paient de cette manière beaucoup plus cher qu’Amazon pour leurs envois, le groupe ayant en parallèle établi un accord commercial avec La Poste, dont le contenu est secret, mais qui est plus avantageux que les prix offerts aux libraires indépendants. »

« Amazon est un oligopole qui investit tous les secteurs possibles »

« La déréglementation de La Poste a ainsi été un des autres mécanismes à l’œuvre, sans lequel Amazon n’aurait jamais pu prendre pied sur le marché français. Autre exemple plus anecdotique, mais qui dit aussi beaucoup de choses : un soir de manifestation contre la réforme des retraites, Emmanuel Macron a secrètement reçu Jeff Bezos, le patron d’Amazon, pour lui attribuer la légion d’honneur. »

Amazon est maintenant le meilleur vendeur de livres en France. Quel intérêt pour le géant de la logistique d’investir ce marché et comment peuvent s’y opposer les éditeurs ?

« Amazon est un oligopole qui investit tous les secteurs possibles. L’entreprise a même essayé d’ouvrir une très grande librairie physique aux États-Unis avant de se rendre compte qu’il était beaucoup plus rentable pour elle de rester sur de la vente en ligne. L’ambition d’Amazon est sans limite. Ce qui est inquiétant, je trouve, c’est le manque de réaction de la puissance publique.

Symboliquement, j’ai souhaité que ce livre ne soit pas distribué sur Amazon, ce qui est très compliqué. Le premier moyen de s’y opposer est de ne pas mettre de code-barres. Étant donné que tout est automatisé, un livre sans code-barres ne peut pas être distribué par la multinationale. Dans le même temps, d’autres grandes plates-formes existent, qui achètent en masse les livres et les rétrocèdent à Amazon. Un an après la parution de mon livre, il se trouve désormais sur la plate-forme états-unienne.

Pendant l’entre-deux-guerres, Hachette, qui était le grand distributeur de livres, était appelé la pieuvre verte. Cet aspect tentaculaire se retrouve chez Amazon. Le problème c’est que les éditeurs ne font pas front commun. Que les grandes maisons d’édition distribuent par ce biais n’est pas très étonnant, mais pour les plus petits éditeurs, publier un pamphlet sur les pratiques des groupes néolibéraux et accepter de le diffuser via Amazon est un peu paradoxal. Le syndicat des libraires indépendants est ainsi un peu isolé dans ce combat. »

Quelles menaces font peser ces géants du numérique sur les mondes de l’édition et de la presse ?

« La presse est un des rouages majeurs de la démocratie, et on peut en dire de même pour le livre. Ce sont des vecteurs de la liberté d’opinion, des supports du débat public. Le droit à l’information est un droit aussi important que le droit de vote, pour ne pas user de ce dernier à l’aveugle. L’instrumentalisation de la presse et de l’édition à laquelle on assiste est ainsi dangereuse. Au-delà des milliardaires qui véhiculent par ces biais leurs idéologies d’extrême droite, se rajoutent les plates-formes numériques dont les responsables ont d’ores et déjà tous fait allégeance à Donald Trump. Le droit à l’information des citoyens est ainsi de plus en plus piétiné, par des logiques d’extrême droite ou des logiques commerciales dangereuses. »

Propos recueillis par Jp Peyrache

Illustration : Olivier Paire

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)

  1. Mauduit Laurent, Vous ne me trouverez pas sur Amazon, Divergences, 2024 ↩︎
La presse subit aussi l’ emprise des Gafam

Si les maisons d’édition hexagonales sont prises dans les tentacules d’Amazon, la presse française s’est mise dans une situation de dépendance vis-à-vis d’autres géants du numérique, comme l’explique Laurent Mauduit : « Les actionnaires ont demandé aux titres qu’ils contrôlent de passer des accords avec les géants du numérique, Google et Facebook pour l’essentiel. L’AFP a par exemple un contrat de 10 millions d’euros par an avec Google. À la suite de ces premières opérations de prédation, s’est mis en place le système dit du “Subscribe with Google”, dont Le Monde et Le Figaro ont été les premiers “bénéficiaires”. Le principe est qu’en s’abonnant au journal, la moitié du prix de l’abonnement est pris en charge par Google. C’est maintenant quasiment toute la presse nationale ainsi que l’immense majorité de la presse régionale qui ont cédé à cette logique. Google est une plate-forme gigantesque qui vit de la publicité, et celle-ci possède maintenant les données personnelles de presque tous les abonnés de la presse en France. C’est un avantage financier éphémère pour la presse, mais un avantage commercial massif pour Google, avec toutes les dérives auxquelles cela peut conduire, à l’image du scandale Cambridge Analytica (ndlr, cette société a utilisé les données de dizaine de millions d’utilisateurs de Facebook, récupérées sous le prétexte d’une étude scientifique, pour exercer une influence sur les élections de 2016 aux États-Unis). Ce système nuit au journalisme et est, par ricochet, très dangereux pour les libertés publiques. »