L’abattage paysan : respecter l’animal jusqu’à sa mort
Des éleveurs s’engagent dans l’abattage paysan au plus proche des lieux de vie des troupeaux pour reprendre la main sur la mise à mort des animaux. Abattoir mobile ou d’élevage, coopératives : ils sont de plus en plus nombreux à s’impliquer dans cette étape cruciale, au centre des crispations de la société. Par respect pour les bêtes et pour les femmes et hommes qui veulent maintenir une agriculture paysanne en France.
L’enclos des chevreaux de Stéphanie Moulin et l’endroit où ils seront tués ne sont séparés que de 50 mètres. Pour cette éleveuse installée à Sauvain, dans la Loire, la mise à mort de ses animaux dans les abattoirs traditionnels, loin de sa ferme, n’est plus qu’un lointain souvenir.
Cela faisait des années que l’éleveuse avait à cœur de réaliser un maximum de tâches à la ferme, dont l’abattage. D’abord tentée par un projet d’abattoir collectif avec d’autres éleveurs, elle a finalement opté pour l’abattoir d’élevage, installé sur son exploitation. Pour cela, elle a investi près de 30 000 euros dans une remorque frigo, dans laquelle est également aménagé un atelier de découpe avec tout le matériel pour conditionner la viande, écoulée auprès des particuliers sur le marché du coin et vendue à un restaurant gastronomique.
Depuis ce printemps, les caprins sont donc abattus directement à la ferme, par l’agricultrice elle-même. Un crève-cœur ? « Au contraire. C’est beaucoup moins difficile que de les amener à l’abattoir, assure Stéphanie Moulin. Là-bas, il y a des lumières et des odeurs nouvelles, du bruit, cela génère beaucoup de stress. C’est dur de se séparer de ses animaux. Là, je les accompagne à pied, ils y vont en sautillant. Il n’y a rien de violent, tout va très vite. C’est une vraie satisfaction. »
« De moins en moins de régions sont desservies correctement »
Yves-Pierre Malbec, coresponsable du groupe Abattoirs pour la Confédération paysanne
Alors que d’année en d’année, le nombre d’abattoirs diminue – il en reste 230 environ aujourd’hui –, du fait notamment de la concentration des établissements et de l’accaparement par quelques gros groupes industriels, ces nouveaux modes d’abattage apparaissent comme une solution pour certains éleveurs. « De moins en moins de régions sont desservies correctement. Certains éleveurs sont obligés de rouler pendant des heures pour aller faire abattre leurs animaux. Dans le Var, par exemple, c’est simple, il n’y a plus d’abattoir » déplore Yves-Pierre Malbec, coresponsable du groupe Abattoirs pour la Confédération paysanne.
Depuis des années, ce syndicat est le seul en France à se mobiliser pour faire émerger un abattage paysan, de proximité, dédié aux circuits courts. Celui-ci revêt plusieurs formes : l’abattage directement à l’élevage, comme dans le cas de Stéphanie Moulin, et l’abattage mobile. Mais ce dernier n’est pas encore très développé en France. À l’inverse de la Suède, souvent érigée en exemple. Là-bas, depuis des années, des abattoirs mobiles, aménagés dans des semi-remorques, sillonnent les routes de ferme en ferme. Les vaches y sont étourdies, tuées, dépecées et débitées en moins de vingt minutes. Pour les animaux, terminés les longs déplacements dans des conditions très stressantes1.
Un nouveau cadre réglementaire pour l’abattage mobile
En France, jusqu’à présent, une seule expérience d’abattage mobile a vu le jour, en Bourgogne. Jusqu’en 2023, la société Le Bœuf éthique proposait aux éleveurs de Côte-d’Or et de Saône-et-Loire d’abattre leurs animaux sur le lieu d’élevage. Pas épargnée par la crise sanitaire et l’inflation, l’entreprise n’a pas réussi à atteindre un équilibre économique et a été placée en liquidation judiciaire. De quoi refroidir l’ardeur de plus d’un porteur de projets. Mais 2024 pourrait bien être l’année de développement des abattoirs mobiles, appelés aussi « caissons d’abattage », grâce à un nouveau cadre réglementaire et davantage de clarté dans l’application de ce modèle. « Dans l’Union européenne, il fallait un consensus, détaille Yves-Pierre Malbec. On a négocié, montré ce qu’on savait faire. On a édité un guide de l’élevage, on a plaidé notre cause. » Aujourd’hui, l’abattage en caisson est autorisé pour tous les animaux alors que, jusque-là, moutons et chèvres en étaient exclus. Une belle victoire pour les partisans de l’abattage paysan.
D’autres projets de caisson d’abattage sont actuellement à l’étude. Un premier abattoir mobile devrait voir le jour cette année dans l’Hérault et pourrait faire boule de neige si le succès est au rendez-vous. Ces projets sont soutenus par l’association Pour un abattage de proximité, qui donne des conseils à des éleveurs pleins de bonne volonté mais parfois démunis face à la complexité administrative. Son président, Jacques Alvernhe, ancien paysan et ancien directeur d’abattoir, leur apporte aujourd’hui son expertise : « Plusieurs dossiers sont sur la table des directions départementales de la protection des populations (DDPP) en Corse et dans le Tarn. Nous avons déjà ouvert des abattoirs dans le Rhône, la Loire ou encore la Manche. Il y a un gros intérêt pour les abattoirs d’élevage, moins contraignants sanitairement du fait du non-mélange de différents troupeaux. »
« Sans cet abattoir, c’était la mort du petit élevage local »
D’autres agriculteurs choisissent, eux, de se tourner vers le tâcheronnage. Ils unissent leurs forces et se réunissent le plus souvent en coopérative, dans une structure fixe. C’est le cas au Vigan, dans le Gard. Depuis 2018, quinze éleveurs appelés tâcherons abattent leurs animaux mais aussi ceux des éleveurs environnants. C’est sous cette forme qu’ils ont repris l’abattoir, fermé après la diffusion d’images de maltraitances par l’association L214 en 2017. « Sans cet abattoir, c’était la mort du petit élevage local », se rappelle le gérant actuel, Stéphane Thiry.
Depuis les reliefs des Cévennes, les éleveurs auraient été obligés d’aller jusqu’à Alès pour faire abattre leurs animaux, à plusieurs heures de route pour certains. Chaque semaine, une cinquantaine d’animaux sont abattus pour de la vente directe et chaque tâcheron est payé à la bête tuée. Mais le modèle reste fragile financièrement, reconnaît Stéphane Thiry : « On est juste à l’équilibre. Le problème, c’est que la réglementation est la même, que ce soit un abattoir de 10 000 ou de 90 tonnes par an, comme le nôtre. On a les mêmes charges, contrôles, déclarations… C’est assez lourd d’un point de vue administratif. »
« Par respect pour l’animal et pour moi »
Stéphanie Moulin, éleveuse
Qu’ils pratiquent l’abattage d’élevage, mobile ou le tâcheronnage, tous ces éleveurs partagent une même philosophie : respecter les animaux comme les humains. Même s’il est difficile de parler de bien-être animal dans une filière dont le principe est de donner la mort. « On parle de bientraitance et pas de bien-être », rectifie Stéphane Thiry. « Tout ça se tient, atteste Jacques Alvernhe. Nous ne sommes pas dans la recherche de productivité mais de plus-value. On a moins de pression et on est souvent plus attentifs aux questions de bientraitance que dans un abattoir traditionnel. » Dans les prochaines années, ces projets d’abattage paysan devraient en inspirer d’autres. L’association veut ériger ce modèle comme une véritable alternative en faisant entrer l’abattage paysan dans le Code rural.
À Sauvain, dans la Loire, Stéphanie Moulin ne compte pas non plus s’en arrêter là. Elle aimerait mettre en place avec d’autres éleveurs de sa région un caisson d’abattage pour les bovins : « C’est par respect pour l’animal et pour moi aussi. Je me dois de réfléchir à ça. Ça coûte cher, ça prend du temps, mais c’est une telle satisfaction. »
Jérémy Pain
Illustration : P2P
Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)
- « Transport d’animaux : voyage au bout de l’enfer », La Brèche n° 4, juillet-septembre 2023 ↩︎