La montagne, territoire tiraillé entre préservation et exploitation

Nous sommes en 2030. Comme prévu, les Jeux olympiques d’hiver se sont déroulés dans les Alpes françaises, malgré les problématiques de plus en plus prégnantes que fait peser le dérèglement climatique sur les territoires montagnards. Mais l’énergie est ailleurs et des dynamiques humaines et citoyennes sont à l’œuvre pour réinventer la montagne. C’est l’un des trois scénarios imaginés par Fiona Mille – par ailleurs présidente de l’association Mountain Wilderness qui défend la richesse des espaces montagnards – dans un livre au slogan incitateur Alpes 2030 : un autre imaginaire est possible1. Pour elle, « les JO d’hiver sont porteurs d’un poids culturel et incarnent un imaginaire de la montagne autour du tout-ski, anachronique au vu des enjeux actuels ». Tout au long de son ouvrage, les scénarios fictifs sont agrémentés de témoignages des premiers concernés, habitants des territoires alpestres et parfois anciens athlètes de haut niveau, qui ne renient pas les Jeux mais invitent à les repenser très largement. L’autrice déplore ainsi des « JO qui sont tout sauf un projet de territoire », étant donné que « la population n’a même pas été consultée »2. Pour elle, « il manque des espaces pour s’autoriser à penser ensemble l’avenir. Et le prétexte d’organiser les Jeux aurait pu être l’occasion de débattre sur celui que l’on souhaite pour nos montagnes ».

« Tant que dans la montagne régneront les ours, le soleil se lèvera le matin »

Extrait du roman graphique La dernière reine

Ainsi, les liens entre politique et montagne s’avèrent souvent ténus. D’un vertige des cimes à l’autre… C’est le constat que tire Cédric Gras dans ses deux ouvrages sur la conquête des sommets à laquelle se sont adonnés certains régimes autoritaires, comptant par ce biais marquer leur domination symbolique3. L’écrivain russophone s’est attelé à raconter l’histoire des frères Abalakov, ayant gravi au nom du pouvoir soviétique les pics Staline et Lénine dans les années 1930, avant d’être victimes des purges staliniennes. C’est ensuite du côté de la Chine qu’il est parti enquêter, sur les traces de Mao Zedong, lequel a missionné deux prolétaires que rien ne prédestinait à la pratique de l’alpinisme pour déposer un buste le représentant sur le toit du monde. À travers ces deux récits passionnants, extrêmement bien documentés, on perçoit tout ce que les montagnes charrient de puissance symbolique.

Cette puissance s’accompagne également d’une part de mystère, que Jean-Marc Rochette sait mettre en avant mieux que quiconque. Avec son style caractéristique, le dessinateur joue, dans un roman graphique dont il a annoncé qu’il serait son dernier, des contrastes entre la clarté de l’or blanc et la noirceur d’un étrange ballet, qui fait se mêler une gueule cassée de la Grande Guerre, une sculptrice animalière et le dernier ours du Vercors4. Les paysages des hauts plateaux du massif, juché à cheval entre l’Isère et la Drôme, sont sublimés par la main de Rochette, qui rappelle au fil des pages l’importance de la vie sauvage et de la préservation de ces espaces. Telle la prophétie prononcée par un de ses personnages : « Tant que dans la montagne régneront les ours, le soleil se lèvera le matin. Mais, au soir où mourra la dernière reine, alors ce sera le début du temps des ténèbres. »

Les territoires de montagne, miroir grossissant des enjeux actuels

La montagne, « chacun a ses propres raisons d’y aller », d’après le personnage principal d’un roman d’Erri de Luca5. L’écrivain napolitain est un alpiniste chevronné. Celui qui dit ne vouloir laisser en montagne de trace « seulement celle de ses pas » livre ici un face-à-face plein de tension entre un jeune magistrat et un homme, ancien militant d’un groupe révolutionnaire, accusé d’avoir entraîné la chute mortelle d’un de ses ex-camarades de lutte depuis une vire des Dolomites. Le transalpin nourrit, comme à chacun de ses ouvrages, son récit de ses expériences personnelles, s’étant lui-même engagé dans l’action politique révolutionnaire dès 1968.

Les territoires de montagne sont un miroir grossissant des enjeux qui parsèment nos territoires, de la lutte contre le dérèglement climatique à la préservation de la biodiversité, en passant par la problématique de l’enclavement. Tant attirantes qu’effrayantes, ces géantes de roche et de glace constituent un décor à part, objet de convoitises et d’une exploitation sans cesse accrue. À travers une forme de sacralisation, à laquelle contribuent les ouvrages qui en font un personnage à part entière, nous sommes invités à repenser notre rapport aux massifs montagneux. Et à défaut de réinventer la montagne, il faut espérer à tout le moins que cette dernière n’accouche pas d’une souris !

Jp Peyrache

Illustration : Sabattier

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)

  1. Mille Fiona, Réinventons la montagne. Alpes 2030 : un autre imaginaire est possible, Éditions du Faubourg, 2024 ↩︎
  2. À ce sujet, voir « JO 2030 : une victoire… sans les habitants », La Brèche no 7, mai-juillet 2024 ↩︎
  3. Gras Cédric, Alpinistes de Staline, Stock, 2020 et Alpinistes de Mao, Stock, 2023 ↩︎
  4. Rochette Jean-Marc, La dernière reine, Casterman, 2022 ↩︎
  5. de Luca Erri, Impossible, Gallimard, 2020 ↩︎