« L’ IA favorise la dégradation des conditions de travail »
L’intelligence artificielle promet une révolution qui pourrait bien s’avérer surévaluée. Déjà en place dans de nombreuses entreprises, cette technologie a un impact réel : elle crée des emplois précaires et rend le travail plus intense. Plus de technologie pour travailler plus.
« Nous sommes sur le point de vivre une révolution technologique susceptible de stimuler la productivité, de donner un coup de fouet à la croissance mondiale et d’élever les revenus dans le monde entier », s’enthousiasmait en janvier1 Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI (Fonds Monétaire International). « Cependant, elle risque aussi de remplacer des emplois et de creuser les inégalités », pondère-t-elle tout de même. D’après les différents scénarios étudiés par le FMI, « près de 40 % des emplois dans le monde connaîtront les effets de l’IA, qui en remplacera certains et en complétera d’autres ».
Et cela devrait concerner « 60 % des emplois dans les pays avancés ». En France, cela ferait autour de 18 millions d’emplois impactés. Une analyse qui inquiète notamment Jacques Luzi, maître de conférences en économie et auteur de Ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire2 : « Si 10 ou 20 % des emplois sont affectés, ce serait déjà une catastrophe. Cela poursuit la longue dynamique du capitalisme industriel, qui a d’abord affecté l’agriculture. Une part importante de la population paysanne, chassée du domaine agricole par la mécanisation, a basculé vers l’industrie. On a ensuite automatisé l’industrie. Les ouvriers et fils d’ouvriers ont basculé vers le tertiaire. Et aujourd’hui, c’est justement tout le secteur des services qui est en phase d’automatisation. Le problème est qu’il n’existe pas d’autre secteur vers lequel basculer. »
« L’IA n’est pas là pour libérer et rendre le travail plus intéressant, seulement pour l’intensifier »
Juan Sebastián Carbonell, sociologue
Jacques Luzi ne croit pas que l’IA va créer autant d’emplois qu’elle va en détruire : « L’informatisation crée des activités qui emploient très peu de personnes. Pour générer un même chiffre d’affaires, une entreprise comme Google a besoin de beaucoup moins de salariés que, par exemple, l’industrie automobile. » Facebook a racheté, pour 1 milliard de dollars en 2012, Instagram composée alors de seulement 15 salariés.
Par ailleurs : « La machine qui libère l’humain est un mythe industriel. » L’IA n’a d’artificiel que le nom. Loin d’être immatérielle, elle repose sur des emplois mécaniques, dégradants et mal rémunérés pour entraîner une machine « intelligente » (travailleurs du clic), la fabriquer (mines et chaînes de montage dans des pays au code du travail défaillant) et l’entretenir. « Pour les métiers déjà existants, le numérique génère l’intensification des tâches et la dégradation des conditions de travail. L’IA générative commence à être utilisée dans de plus en plus d’univers du travail. Une utilisation ponctuelle et spécifique qui ne produit pas, pour l’instant, le remplacement de postes entiers », ajoute le sociologue du travail, Juan Sebastián Carbonell3.
Dans le cadre de la logique industrielle, appliquée indifféremment dans l’agriculture, l’industrie et les services, l’IA sert principalement à accroître la productivité, c’est-à-dire à « gagner sur le temps » en accélérant le travail : « En termes de qualité et de conditions de travail, l’IA génère des effets négatifs. Des travaux sur les traducteurs montrent par exemple que leur métier se transforme. La traduction des textes standardisés est réalisée de manière plus simple et rapide. Mais le fait qu’une machine puisse traduire implique une dégradation de leur travail. Ils deviennent davantage des correcteurs de ce que la machine produit. Il y a moins d’efforts de reformulation de phrase, d’adaptation au contexte… Si la machine prend en charge cette tâche chronophage de la traduction intensive, cela implique une intensification du travail. Ils doivent traduire davantage. »
La charge augmente pour un travail qui perd une part de son sens. « Le numérique qui va nous libérer des tâches répétitives est une promesse politique et des entreprises. La réalité est que les individus se concentrent sur des gestes à valeur ajoutée. Ce n’est pas pour libérer et rendre le travail plus intéressant, seulement pour l’intensifier. Ce n’est pas pour travailler moins, mais travailler plus », note Juan Sebastián Carbonell. L’IA permet de rendre le salarié plus efficient et donc plus rentable : « J’ai observé l’automatisation dans l’industrie automobile. Avant, les ouvriers se déplaçaient pour s’approvisionner en pièces et se plaignaient de devoir porter des charges lourdes. Un système très récent avec des robots filoguidés approvisionne directement les pièces sur les chaînes de montage. Maintenant, ils n’ont plus à se déplacer ni à porter ces pièces, mais ces salariés expliquent qu’en même temps que ce travail est moins physique, il est devenu plus intense car il se concentre sur des gestes de montage. Des choses que les machines ne peuvent pas encore faire. »
La technologie ne viendrait donc pas soulager la vie des salariés? Les opportunités d’une « humanité gagnante » espérée par le FMI, laisse Jacques Luzi de marbre : « C’est toujours la même logique de l’accumulation monétaire et du fétichisme de la technologie. » L’économiste ne voit pas notre société capable de rejouer les Trente Glorieuses : « Le modèle rêvé du monde industriel s’est épuisé par saturation, à partir d’une situation où quasiment personne ne possédait de voiture, d’électroménager, de télévision. Quand l’ensemble de la population en est équipé, forcément l’industrie s’essouffle. Depuis 50 ans, on espère que de nouveaux progrès technologiques, notamment l’informatique, vont pouvoir relancer la croissance et l’emploi. Mais ça ne fonctionne pas, car ce sont des industries qui ont besoin de beaucoup moins d’emplois pour générer un chiffre d’affaires et une prospérité équivalents. L’IA n’aura pas le même impact que la généralisation de la voiture. »
Avec l’IA, une surveillance au travail accrue
Une vidéo dévoilée par l’entreprise NeuroSpot il y a un an a fait grand bruit : on y voit, au sein d’un café, des clients et des serveurs, dont les faits et gestes sont analysés en temps réel. Une IA intégrée permet de connaître le nombre de boissons vendues, le temps d’attente, voire même le contenu des conversations entre clients et employés d’après l’entreprise. La journaliste Rashi Shrivastava a révélé dans un article pour Forbes4 que de nombreuses franchises de la restauration rapide s’équipaient de tels systèmes dans le but affiché « d’améliorer l’efficacité et la productivité ».
L’usage de l’IA risque surtout de renforcer une surveillance au travail déjà bien ancrée, notamment chez les géants de la Tech. Le 27 décembre 2023, Amazon France a ainsi été sanctionné d’une amende de 32 millions d’euros par la Cnil pour avoir mis en place un « système de surveillance de l’activité et des performances des salariés excessivement intrusif ». Les effets délétères de la surveillance ont pourtant été mis en lumière par une méta-analyse récemment publiée5, laquelle souligne « que rien ne prouve que la performance ne s’en trouve améliorée », mais constate par ailleurs des effets collatéraux chez les employés tels que « l’accroissement du stress ».
Il s’agit là de dérives bien réelles. La directrice du FMI reste d’ailleurs lucide : « L’IA aggravera probablement l’inégalité globale. […] Les pays doivent absolument constituer des dispositifs de protection sociale complets et prévoir des programmes de reconversion pour les travailleurs exposés. »
Clément Goutelle
Illustration : Lacombe
Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)
- « L’IA transformera l’économie mondiale. Faisons en sorte que l’humanité y soit gagnante », IMF blog (espace de blog du FMI), 14 janvier 202 ↩︎
- Luzi Jacques, Ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire, La Lenteur, 2024 ↩︎
- Pour aller plus loin lire : Carbonell Juan Sebastián, Le futur du travail, Amsterdam éditions, 2022 ↩︎
- « Dozens Of KFC, Taco Bell And Dairy Queen Franchises Are Using AI To Track Workers », Forbes, 23 février 2024 ↩︎
- « A meta-analysis of the effects of electronic performance monitoring on work outcomes », Personnel Psychology, 14 avril 2022 ↩︎