Internet en prison : derrière les barreaux, la déconnexion

Alors qu’Internet devient chaque jour plus incontournable pour les démarches administratives, l’enseignement ou les communications à distance, son accès reste strictement interdit dans les établissements pénitentiaires français. En découlent des conséquences importantes pour les personnes incarcérées : endettement, renforcement de l’isolement, difficultés de réinsertion… Pour y pallier, une trentaine d’organisations sont signataires d’une campagne « Pour un accès à Internet en prison », lancée en septembre 2022 et coordonnée par l’Observatoire international des prisons. Plus d’un an plus tard, le gouvernement tente de lancer des expérimentations, pour l’instant bien timides.

« L’absence d’Internet en prison a des conséquences dès l’incarcération, qui ponctuent le quotidien et rendent beaucoup plus compliquée la préparation à la sortie. » Les propos de Prune Missoffe, responsable analyses et plaidoyer au sein de la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP), éclairent d’une lumière crue un angle mort de la politique pénitentiaire française. Alors que les gouvernements successifs ont régulièrement affiché leur volonté de lutter contre la « fracture numérique », il est un lieu où cette dernière ne cesse de s’accentuer : les prisons, dans lesquelles l’accès à Internet reste strictement interdit.

UNE « FRACTURE NUMÉRIQUE » À L’ORIGINE DE SITUATIONS D’ENDETTEMENT

Une des premières difficultés rencontrées par les personnes incarcérées réside dans l’impossibilité de pouvoir résilier leurs différents abonnements, comme en témoignent les parents d’un homme détenu à Béziers : « Nous avons dû faire de très nombreuses démarches administratives au nom de notre fils pour éviter que la situation ne vire au cauchemar : résilier son bail, contacter la CAF pour éviter le versement de l’APL indue, contacter le conseil départemental pour suspendre le versement du RSA, suspendre son adhésion à la salle de gym et ses cours à l’auto-école… »

Cette impossibilité d’actualiser ses informations ou de résilier certains engagements est souvent à l’origine de situations d’endettement, ainsi que l’énonce Hélène Ducourant, sociologue à l’origine d’un rapport sur le sujet1 : « Sans accès à Internet, il est quasiment impossible pour les personnes détenues de résilier ou suspendre leurs contrats car les démarches s’effectuent aujourd’hui principalement sur des espaces clients en ligne. Alors les impayés s’accumulent. L’absence d’Internet en prison, c’est donc la garantie pour les personnes détenues de se retrouver avec des dettes. » Une problématique qui accentue la mise à l’écart de populations déjà marginalisées en raison de leur incarcération.

UN OUTIL POUR FAVORISER LA RÉINSERTION

Au sein des établissements pénitentiaires, nombreux sont les détenus qui choisissent de reprendre des études au cours de leur détention. Mais là encore, l’absence d’accès à Internet complexifie la situation, comme en témoigne une personne incarcérée : « Lorsque des facultés proposent des cours à distance, cela inclut souvent des vidéos en ligne. Impossible de les regarder ou de faire des recherches… » Accéder à des plateformes ou consulter des documents en ligne reste donc pour le moment impossible. Difficile dans ces conditions de maximiser ses chances de réussite.

« L’absence d’Internet en prison, c’est la garantie pour les personnes détenues de se retrouver avec des dettes »

Hélène Ducourant, sociologue

Par ailleurs, se pose également la question de la réinsertion à la sortie, au sein d’une société de plus en plus numérisée. « Comment cherchet-on un travail ou un logement sans accès à Internet ? » s’interroge Prune Missoffe. « Il s’agit de reconnaître à la personne détenue une certaine autonomie dans son quotidien, d’éviter la ségrégation au-delà de l’enfermement physique et la rupture trop importante pour les personnes qui ont connu une longue peine. » Un discours porté également par certains syndicats de personnels de l’administration pénitentiaire, à l’image du Snepap-FSU2, par la voix de sa secrétaire générale, Estelle Carraud : « Il nous semble important de nous positionner en faveur d’un accès à Internet auprès des publics incarcérés, car nous nous rendons compte que cet outil devient incontournable dans la vie de tous les jours et le fait de ne pas y avoir accès bloque de nombreuses démarches qui pourraient favoriser une meilleure réinsertion. »

UN ACCÈS À INTERNET POUR « MAINTENIR LES LIENS FAMILIAUX »

À cela s’ajoute la question de l’isolement, comme l’affirme Prune Missoffe : « En prison, le lien avec les proches est mis à mal. C’est souvent une des raisons principales de l’introduction des téléphones portables en prison. » Si l’accès à Internet est strictement interdit au sein des établissements pénitentiaires, des détenus parviennent à faire entrer des téléphones, leur conférant ainsi une fenêtre virtuelle vers l’extérieur. Un moyen de combattre l’isolement qui pourrait aussi passer par un accès légal à Internet d’après Estelle Carraud : « Au titre de notre syndicat, nous sommes dans une approche de défense des droits des personnels, mais également dans une volonté d’amélioration de la prise en charge des personnes suivies par nos services. La prison constitue une sanction sous la forme d’une interdiction d’aller et venir, mais elle n’est pas censée s’étendre au-delà. Or, nous nous rendons bien compte qu’il y a de nombreux autres impacts, et qu’un accès à Internet pourrait atténuer certains d’entre eux, grâce au maintien des liens familiaux, par exemple. »

« La prison constitue une sanction sous la forme d’une interdiction d’aller et venir, mais elle n’est pas censée s’étendre au-delà »

Estelle Carraud, secrétaire générale du Snepap-FSU

Le Snepap-FSU est ainsi, au même titre qu’une trentaine d’autres organisations, signataire de la campagne « Pour l’accès à Internet en prison »3 coordonnée par l’OIP. Une campagne qui a débuté par une lettre ouverte à la Première ministre Élisabeth Borne en septembre 2022, signée par plus de 600 personnes en lien avec le milieu pénitentiaire. Celle-ci souligne la nécessité de reconnaître les personnes incarcérées comme des « sujets de droit » et insiste sur les recommandations des institutions et autorités indépendantes depuis plus de dix ans et les expérimentations menées dans d’autres pays.

UNE RÉPONSE GOUVERNEMENTALE « EN DÉCALAGE »

Si des représentants des organisations signataires ont été reçus en novembre 2022, successivement par le garde des Sceaux et la Première ministre, un accès généralisé à Internet en prison ne semble pas être à l’ordre du jour, ainsi que l’explique Prune Missoffe : « Le gros projet numérique de l’administration pénitentiaire aujourd’hui est le déploiement du Ned (Numérique en détention), un outil de gestion interne qui n’a absolument pas vocation à ouvrir sur l’extérieur. »

Cependant, deux expérimentations ont été annoncées par le gouvernement : la première concerne la formation professionnelle au développement informatique d’un panel de personnes détenues, avec accès à une liste de sites sélectionnés, en consultation seulement. La seconde consiste à autoriser l’accès à France Connect dans trois structures d’accompagnement vers la sortie (SAS), quartiers pénitentiaires réservés aux personnes en fin de détention. Prune Missoffe dénonce une réponse « en décalage », estimant « qu’au vu de toutes les problématiques créées par l’absence d’Internet en prison, ce n’est pas l’accès à quelques sites web qui va résoudre ça. Nous demandons la logique inverse : un accès généralisé avec une liste noire des sites interdits, ainsi qu’une posture active de la personne détenue, qui doit pouvoir interagir avec les sites consultés. » Par ailleurs, ces expérimentations, même si elles étaient généralisées à d’autres formations professionnelles et à l’ensemble des SAS, ne concerneraient à terme que 3 % des plus de 74 000 personnes actuellement incarcérées. Un accès « marginal et morcelé », à l’inverse des demandes de la campagne.

La question de l’accès à Internet au sein des établissements pénitentiaires soulève inévitablement un certain nombre de problématiques de sécurité, pour les détenus comme pour le personnel. À ce titre, tous les syndicats ne suivent pas la même ligne. FO Justice, par exemple, est farouchement opposée à l’arrivée d’Internet en prison. Dans un communiqué de septembre 20224, le syndicat estime ainsi que cette introduction se ferait « au détriment de la sécurité des personnels », considérant que pour « la réinsertion, […] la préparation à la sortie [et le] maintien des liens familiaux, […] la téléphonie fixe accessible tout le temps et déjà en place dans tous les établissements pénitentiaires tient déjà ce rôle. » Téléphonie fixe dont Prune Missoffe tient à rappeler qu’elle est « extrêmement onéreuse en prison ». Pour Estelle Carraud, « il y a une appréhension sur le volet sécuritaire qui est légitime. Il faut qu’il y ait une forme de contrôle, pour s’assurer de la sécurité des victimes, du personnel pénitentiaire, mais également des personnes détenues, afin qu’elles ne se mettent pas en difficulté. Il ne faut pas méconnaître les considérations sécuritaires, mais cela ne doit pas être un obstacle pour autant. »

Cette dernière reconnaît « être dans une administration qui, pour des motifs sécuritaires, va parfois bloquer plus que nécessaire certains outils, y compris à destination de son personnel ». Mais les expérimentations à l’étranger montrent que ces problématiques ne sont pas insurmontables. « On ne sent pas de volonté particulière du gouvernement pour faire avancer véritablement ce dossier », constate-t-elle. Sollicité par La Brèche, le ministère de la Justice n’a pas donné suite à nos demandes. En attendant, ce délicat sujet risque de faire encore couler de l’encre. Car pour Prune Missoffe, ce n’est qu’une question de temps : « L’introduction est à terme inéluctable, tant Internet envahit toutes les sphères de notre vie quotidienne. Mais il y a un vrai refus de voir cette problématique de manière globale. Il y a un principe de réalité qui correspond à notre époque, comme l’a été l’introduction de la télé dans les prisons en son temps. »

Jp Peyrache

Illustration : Fred Z

  1. « Dettes de détenu·e·s. État des lieux », rapport de recherche réalisé par Hélène Ducourant et Alin Karabel, février 2022 ↩︎
  2. Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire – fédération syndicale unitaire ↩︎
  3. Campagne à retrouver sur https://internet-en-prison.fr ↩︎
  4. « Internet pour les détenus : CGT & SNEPAP-FSU signent ! », communiqué de FO Justice du 30 septembre 2022 ↩︎
À L’ÉTRANGER, « PLUSIEURS EXPÉRIMENTATIONS AVEC DES MISES EN ŒUVRE CONCRÈTES »
Estelle Carraud, secrétaire générale du Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire, ne « comprend pas qu’il y ait autant d’obstacles à l’introduction d’Internet en prison, car dans d’autres pays plusieurs expérimentations ont été menées avec des mises en œuvre concrètes. » Aux États-Unis par exemple, si les modalités varient en fonction des États et des établissements, il est possible d’échanger sous certaines conditions par messagerie électronique. Des appels vidéo peuvent également y être effectués comme c’est le cas au Luxembourg, aux Pays-Bas ou en Pologne. Concernant l’enseignement en ligne, des administrations pénitentiaires étrangères ont mis en place des plateformes sécurisées permettant d’accéder à des contenus pédagogiques, comme en Allemagne, en Autriche ou en Australie. Certains loisirs multimédias (films, jeux, musique...) sont également proposés comme en Belgique, avec le « prison cloud ». Enfin, la possibilité pour les personnes détenues de consulter Internet existe dans certains pays. De plus en plus d’établissements pénitentiaires suisses autorisent ainsi les démarches de recherche d’emploi ou de logement en ligne, dans un cadre contrôlé, tandis que dans certains Länder allemands, la consultation de sites en vue d’une future réinsertion est autorisée. D’autres exemples existent à travers le monde, prouvant que les considérations sécuritaires souvent invoquées ne sont pas incontournables.
LE NUMÉRIQUE EN DÉTENTION (NED), NOUVEL « OUTIL DE GESTION INTERNE »
Après une expérimentation menée dans les établissements pénitentiaires de Melun, Dijon et Strasbourg en 2021, le Ned est en cours de déploiement dans les prisons françaises. Ce dispositif, qui prend la forme de tablettes partagées à raison d’une par cellule, permet ainsi aux détenus de consulter leur compte nominatif (équivalent du compte bancaire en détention), de cantiner (acheter certaines denrées) ou encore de déposer des requêtes internes (pour accéder à certaines activités par exemple). En parallèle, le Ned inclut également un portail grand public qui permet aux proches des personnes détenues de réserver des parloirs sur Internet. Prune Missoffe, responsable analyses et plaidoyer au sein de la section française de l’Observatoire international des prisons émet quelques réserves sur le fait que « toutes les personnes ne sont pas égales face à ces outils » et souligne que cette solution ne résout pas toutes les problématiques. À titre d’exemple, si 70% des réservations de parloirs se font désormais en ligne, certains créneaux se retrouvent épuisés dès leur ouverture à la réservation, en raison d’un nombre de cabines trop faible.