Indonésie : du rêve « vert » de la nouvelle Jakarta à la réalité des saccages

Symbole du réchauffement climatique, face à la submersion de l’île de Java, l’Indonésie déplace sa capitale. Exit Jakarta, place à Nusantara. Projet phare du Président Joko Wikodo, en poste depuis 2014, cette immense smart city nichée au cœur des jungles tropicales de l’île de Bornéo se rêve en futur du pays… au prix d’importantes controverses sociales et environnementales.

17 août 2024. Au cœur d’une jungle clairsemée, dans une plaine constellée de chantiers et d’infrastructures en érection, près de 2 000 Indonésiens fêtent le 79e anniversaire de l’indépendance. Derrière eux, le tout neuf palais Garuda déploie ses grandes ailes métalliques dans le ciel, hommage à l’oiseau mythologique emblème du pays. Et au cœur de ce cortège, Joko Wikodo, le charismatique président du pays, mène les célébrations.

L’événement se veut important, et pour cause : il n’a pas lieu à Jakarta, la capitale indonésienne située sur l’île de Java. Cette fois, la cérémonie se niche à 1 400 kilomètres de là, sur l’île de Bornéo, dans une ville sortant à peine de terre. Certains l’appellent Nusantara, vieux mot javanais signifiant archipel, d’autres Ibu Kota Negara (IKN), traduction indonésienne de capitale nationale. Mais qu’importe son nom, le projet de cette nouvelle cité reste le même : être la nouvelle capitale de l’Indonésie.

Fuir Jakarta pour la submersion, l’économie et le symbole

Comment le justifier ? Déjà, la catastrophe climatique subie par Jakarta. La ville s’enfonce sous le poids de son bâti (jusqu’à 25 centimètres par an dans certains quartiers), fait face à la montée du niveau de la mer, et souffre d’une pression démographique intense avec plus de 16 000 habitants au km², la forte pollution associée en prime. Ensuite, un besoin de décentralisation. Alors que l’île de Java occupe 7 % de la surface terrestre de l’archipel, elle concentre 57 % de la population et du PIB indonésiens. « L ’objectif derrière I KN, c’est aussi d’alléger le fardeau de Jakarta en termes de densité de population, et d’encourager le développement économique des territoires de l’est », analyse Arga Pribadi Imawan, spécialiste indonésienne des politiques publiques et professeure à l’université Gadjah Mada. Si pour l’heure la ville est presque déserte, elle cherche à atteindre les deux millions d’habitants en 2045.

Enfin, un tel projet est symbolique. Portée par une forte croissance économique, l’Indonésie est candidate en février 2024 au club des pays riches de l’OCDE. Retirer le statut de capitale à Jakarta, héritage de plusieurs décennies de colonisation hollandaise, traduit une confiance nouvelle en sa souveraineté. Le chantier Nusantara est d’ailleurs censé pleinement s’achever en 2045… soit un siècle après l’indépendance de 1945.

Une « ville-forêt intelligente » comme vitrine

L’idée de déménager la capitale n’est pas si neuve. Dès 1957, le Président Sukarno proposait déjà de la déplacer à Palangkaraya, au cœur des régions centrales du Kalimantan. Trois décennies plus tard, son successeur Suharto rêvait d’une délocalisation à Jonggol, à l’ouest de l’île de Java. Cette fois, le projet prend corps et surtout s’investit d’une nouvelle mission. 75 % d’espaces verts, 100 % d’énergies renouvelables, zéro émission de gaz à effet de serre… Les promesses affichées par Nusantara pour 2045 sont nombreuses, et ses promoteurs assurent vouloir faire d’IKN un exemple.

La ville se rêve comme la première « smart forest city », comprendre une hybridation entre une ville verte écoresponsable et une ville « intelligente » hautement technologique. Dit autrement, une capitale modèle du XXIe siècle pleinement résiliente au changement climatique. « Si nous arrivons à le faire à Nusantara, nous pouvons le reproduire à l’échelle mondiale », clamait ainsi en 2023 Bambamg Susantono, alors chef de l’agence gouvernementale chargée du projet. Le projet est d’ailleurs suivi avec curiosité par d’autres grandes villes comme Hô Chi Minh-Ville ou Bangkok, qui souffrent de la montée des flots.

Opération déforestation et expulsion de tribus indigènes

Pourtant, depuis son lancement en 2019, le chantier s’attire déjà de nombreuses controverses. Bien que faibles démographiquement, les territoires de l’est du Kalimantan abritent de nombreuses tribus indigènes dont certaines se retrouvent affectées par le développement de la capitale.

Le peuple Balik, par exemple. « Leur mode de vie dépend de la récolte du nipa (ndlr, un palmier d’eau d’Asie du Sud-Est), expliquent les chercheurs Irine Hiraswari Gayatri et Dini Suryani dans l’East Asia Forum. Ces activités traditionnelles sont aujourd’hui perturbées par la construction d’un barrage sur la rivière Seppuku, censé devenir l’une des sources d’eau principales des habitants d’IKN. » La problématique est aussi foncière. « La propriété des populations autochtones n’est pas considérée comme ayant une forte légalité, car il n’y a pas de certificat », craint Muhammad Arman, juriste pour l’Alliance des peuples indigènes de l’Archipel (AMAN). Sans matière juridique forte à opposer aux revendications de l’État et des différents concessionnaires, près de 20 000 membres de la communauté indigène sur site sont exposés à des déplacements forcés.

La polémique autour de Nusantara est aussi environnementale, paradoxe délicat pour une capitale se réclamant ville-forêt. « Depuis 2018, près de 18 000 hectares de forêts ont été déboisés, et 1 663 hectares ont été définitivement perdus », explique Ayudia Febrina, diplômée en sylviculture et membre de l’ONG environnementale Forest Watch Indonesia. Si l’ampleur de cette déforestation est à mettre en perspective avec la superficie totale de Nusantara (252 600 hectares, soit vingt-quatre fois la surface de Paris), cette perte reste significative dans une région déjà largement ratiboisée par les concessions minières et palmières. « De fait, l’inquiétude porte aussi sur la préservation de la faune locale vivant à proximité du site », complète Ayudia Febrina. Éléphants pygmées, singes Long-nez ou encore célèbres orangs-outans de Bornéo…

Des incohérences environnementales qui écaillent la patine « smart-forest city » de la nouvelle capitale. « Selon moi, ça n’est que du jargon, estime Arga Pribadi Imawan. Le concept implique un équilibre entre ville intelligente et ville verte. Mais si l’on observe les vues satellites du chantier aujourd’hui, l’aspect “vert” n’est pas du tout dominant, et tend même à littéralement s’effacer. » En réponse à ces critiques, le gouvernement a présenté en 2024 un grand programme de restauration et de gestion de la biodiversité locale. Une stratégie de long terme, censée restaurer sur plusieurs décennies la biodiversité perturbée de la région. Mais plusieurs observateurs s’interrogent sur la capacité réelle du gouvernement à s’y tenir. Projet pour l’heure chiffré à 32 milliards de dollars, Nusantara mise sur 80 % de financements étrangers pour aboutir. Or, les investisseurs restent frileux, le chantier accumule les retards, et l’Indonésie multiplie les compromis pour attirer ces précieux deniers. Soumis aux investissements étrangers, le gouvernement pourra-t-il imposer des exigences environnementales si peu adaptées à des ambitions de profits rapides ?

Quentin Le Van

Illustration : Léah Touitou

Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)