Immigration : réaction primaire et balafre dans la forêt
Quand sur nos écrans de télévision, le 9 novembre 1989, nous voyions tomber le mur de Berlin, nous imaginions voir les autres murs disparaître dans un même élan. Des prospectivistes aventureux prévoyaient alors la suprématie de l’idéal de démocratie libérale avec la fin de l’histoire1.
Depuis 2001, 25 000 km de murs construits de par le monde
Trente-cinq ans plus tard, force est de constater que l’espoir démocratique s’éloigne dans nombre de pays et que les murs ne sont pas tombés. Bien au contraire, depuis 2001, on en a construit près de 25 000 km, sur tous les continents, sur toutes les frontières que l’on veut étanches aux migrations. Et il en est un, en Europe, construit en 2022, de 187 km de long pour un coût de 340 millions d’euros, qui en plus de marquer une frontière, traverse sans vergogne une forêt. Et pas n’importe laquelle : la forêt primaire de Białowieża. La dernière en Europe, d’une surface de 125 000 hectares, située entre la Pologne et la Biélorussie. Cette forêt que le biologiste Francis Hallé, dans un essai intitulé Pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest2, qualifie de « forêt magnifique où les arbres de dimensions exceptionnelles abritent toute la faune forestière, y compris les grands animaux, loups, cerfs, lynx, sangliers, élans, bisons. »
« La forêt primaire est à la forêt secondaire ce que le Grand Canyon du Colorado est à un égout »
Dès le Moyen Âge, les forêts millénaires qui recouvrent l’Europe sont défrichées pour libérer des surfaces cultivables et nos forêts actuelles sont qualifiées de forêts secondaires, issues de plantations humaines, pauvres en biodiversité et vieilles de quelques siècles, voire de quelques décennies seulement. A contrario, la forêt primaire est « une forêt qui “en principe” n’a jamais été altérée par des activités humaines »3 et qui s’est formée à la dernière ère glaciaire, il y a plus de 10 000 ans. Au-delà des différences biologiques, les scientifiques sont tous unanimes sur la beauté des forêts primaires. Parmi eux, le biologiste américain James Balog qui n’hésite pas à affirmer : « La forêt primaire est à la forêt secondaire ce que le Grand Canyon du Colorado est à un égout. »4 Mais il ne sera pas dit que la forêt de Białowieża restera ce paradigme de la beauté, ce sanctuaire de la vie sauvage et de la biodiversité. Ce serait sans compter sur la folie et le cynisme des hommes.
Une guerre dont les armes principales sont la désinformation et les migrants
En effet, à l’été 2021, en représailles aux sanctions dont il est l’objet de la part de la Communauté européenne, le régime dictatorial biélorusse de Loukachenko organise, avec l’appui de la Russie de Poutine, un afflux de migrants venant principalement du Kurdistan irakien mais aussi d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique. Le régime biélorusse promet à ces malheureux une entrée aisée en Europe et organise des vols directs jusqu’à Minsk puis des transferts jusqu’à la frontière polonaise. Il s’agit en fait d’une opération de guerre hybride cherchant à déstabiliser l’Europe occidentale et à fournir en arguments les partis prorusses et tous les mouvements xénophobes qui prospèrent depuis la crise migratoire de 2015. Une guerre dont les armes principales sont la désinformation et les migrants ! L’armée biélorusse n’hésitera pas à accompagner puis à abandonner des milliers de migrants, dont nombre d’enfants, alors que les températures hivernales sont fortement négatives, dans les zones marécageuses de la forêt de Białowieża, les forçant à passer la frontière. Les drames humains ne se comptent plus. Entre 200 et 300 migrants perdront la vie.
La réaction des autorités polonaises est sans appel. Le gouvernement ultraconservateur du PIS (Droit et justice), parti au pouvoir de 2015 à 2023, organise une véritable chasse aux migrants qui sera l’objet du film intitulé Green Border, de la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland. On y suit le calvaire d’une famille syrienne et de toutes celles et ceux qui ont cru qu’il serait simple de passer la frontière polono-biélorusse et qui se rendent compte qu’ils ont été les jouets d’enjeux géopolitiques qui les dépassent. Parmi les 17 000 migrants qui tenteront de passer la frontière, 3 000 seront l’objet de la part de la Pologne de pushback5, mesure de refoulement strictement interdite par la Convention européenne des droits de l’homme.
Nombre d’intellectuels et de biologistes œuvrant dans la forêt de Białowieża viendront témoigner de cette violence et tenteront de porter secours aux nombreux migrants en détresse, à l’instar de l’écrivaine roumaine d’expression française Irina Teodorescu. Dans son récit intitulé La Forêt désormais de l’intérieur6, elle raconte comment, originellement convaincue de s’installer en lisière de cette forêt par la lecture de l’essai de Francis Hallé (mentionné ci-dessus), pour bénéficier de la magie de ce lieu, elle dut provisoirement abandonner son travail d’écriture, et fut précipitée dans ce tourbillon de folie pour partir à la rescousse des migrants avec quelques moyens bien dérisoires. À la croisée des conflits géopolitiques et de la brutalité et du cynisme des dirigeants politiques, de la haine des autres, ce lieu de magnificence et ce sanctuaire de biodiversité que constitue la forêt de Białowieża est aussi l’arbre qui cache la forêt de la laideur des hommes.
Daniel Damart
Illustration : Sabattier
Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)
- Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Flammarion, 1992 ↩︎
- Francis Hallé, Pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest, Actes Sud, 2021 ↩︎
- Ibid. ↩︎
- James Balog, Tree: A New Vision of the American Forest, Sterling Publishing, 2005 ↩︎
- Un pushback est défini par le droit international comme : « diverses mesures prises par les États qui ont pour conséquence que les migrants, y compris les demandeurs d’asile, sont sommairement renvoyés de force dans le pays où ils ont tenté de traverser ou ont traversé une frontière internationale sans avoir accès à la protection internationale ou aux procédures d’asile ou sans qu’il ne soit procédé à une évaluation individuelle de leurs besoins de protection, ce qui peut entraîner une violation du principe de non-refoulement » ↩︎
- Irina Teodorescu, La Forêt désormais de l’intérieur, La Grange Batelière, 2023 ↩︎