Grandes écoles : mise au ban des élèves qui veulent « sortir du cadre »

Bifurqueurs, déserteurs, rebelles. Ces étudiants d’AgroParisTech, Polytechnique ou HEC ont marqué les esprits en 2022 par leurs discours de fin d’année, dans lesquels ils appellent leurs camarades à s’engager dans une autre voie que celle de l’industrie. Ce coup de projecteur n’a pas du tout plu aux grandes écoles, qui depuis réagissent vivement au moindre mouvement de contestation de la part de leurs étudiants.

« Si nous nous effondrons ici, au milieu du forum de l’X, c’est pour rappeler les destructions auxquelles participent la plupart des entreprises venues nous recruter. » Ils sont une trentaine d’étudiants de Polytechnique, alumnis (anciens élèves de grande école) et élèves d’écoles voisines à s’être allongés par terre et à avoir pris la parole pour dénoncer les liens de la célèbre école d’ingénieurs avec des multinationales comme TotalÉnergies. La scène a lieu le 3 octobre dernier, lors du forum des entreprises. Quelques mois plus tard, en avril, plusieurs participants à cette action étaient condamnés à « dix jours d’arrêt en raison de leur devoir de réserve » par la direction de l’école. Une décision particulièrement sévère.

S’ils sont longtemps restés dans le rang, les étudiants des grandes écoles n’hésitent plus à critiquer publiquement leurs établissements : publications sur les réseaux sociaux, lettres à l’administration ou actions lors des événements emblématiques de leur scolarité. Une mobilisation qui n’est pas sans risque.

« Nous voulions montrer à nos camarades d’autres voies professionnelles que celles présentées habituellement à l’école »

Boris Vilter, étudiant en quatrième année à AgroParisTech

Les directions des grandes écoles réagissent vivement à la prise de position publique de leurs étudiants, par des punitions ou de façon plus insidieuse. Roxane Guéville et Boris Vilter, étudiants en quatrième année à AgroParisTech (APT) en ont fait les frais. En février, ils souhaitent organiser une Semaine de l’agriculture paysanne, dans l’enceinte de l’école. Au programme : échanges avec les étudiants bifurqueurs qui ont prononcé le fameux discours de fin d’année en 2022, entretien avec le paysan et député EELV Benoît Biteau et conférence du Collectif contre la ligne 18, qui lutte contre l’extension du métro parisien menaçant les terres agricoles du plateau de Saclay (Essonne). « Nous voulions montrer à nos camarades d’autres voies professionnelles que celles présentées habituellement à l’école », explique Boris Vilter. Il se souvient : « Ça a été une bataille sans nom avec l’administration. »

La direction, qui finance l’événement, refuse la présence du Collectif contre la ligne 18, demande à ce que des alumnis de l’école installés en agriculture conventionnelle participent à la table ronde des bifurqueurs et tente d’imposer un contradicteur face à Benoît Biteau. « On a réussi à organiser notre évènement, mais les échanges de mails et les rendez-vous incessants avec la direction nous épuisent. Je pense que c’est une stratégie consciente de l’administration. La preuve : elle finit par accepter même si on ne répond pas à ses exigences », soupire Roxane Guéville. Interrogé, Laurent Buisson, directeur général d’AgroParisTech se défend d’une quelconque inégalité de traitement des événements organisés par les étudiants : « Nous sommes attachés à représenter la diversité des points de vue, mais chaque prise de parole doit être modérée par une personne à même de mettre en situation le sujet. »

Les mouvements écologistes laissés loin des grandes écoles

Pourtant, certains n’ont pas pu organiser leur événement. La journée d’étude de l’enseignant-chercheur à APT, Bruno Villalba, a été purement interdite par la direction de l’école. En janvier, celui qui enseigne la science politique dans l’école d’agronomie décide d’organiser un événement de recherche consacré à « la radicalisation et à l’utilisation de la violence par les mouvements écologistes ». Des membres des Soulèvements de la Terre et de partis animalistes sont invités à participer à des ateliers. « Le but est d’étudier les registres argumentatifs des militants et de les confronter à la réalité », détaille Bruno Villalba. L’un des invités, un militant animaliste, publie un message sur les réseaux sociaux qui laisse penser qu’il va animer une table ronde dans la célèbre école d’agronomie. Tombé en plein durant les mouvements de protestation des agriculteurs du début d’année, le message enflamme une partie du réseau social X. Le syndicat agricole la Coordination rurale, menace de manifester devant l’école. Laurent Buisson fait interdire la journée d’étude trois jours avant le début de l’événement. « Certains intervenants ont présenté la journée d’étude comme une journée d’action, sur les réseaux sociaux. J’ai considéré que l’événement avait changé de nature, qu’il y avait détournement de la journée d’étude », justifie le directeur général. Bruno Villalba ne décolère pas : « C’est une décision administrative qui nuit à l’indépendance de la recherche et qui remet en cause le contenu de la formation que je dispense aux étudiants. » Il s’avoue découragé d’organiser tout événement de recherche à l’avenir.

« Inégalité de traitement flagrante entre la position consensuelle et les positions contestataires »

« L’expression de positions politiques qui tendent à sortir du cadre n’est pas toujours la bienvenue et la réponse de l’administration peut alors rapidement s’avérer discrétionnaire. Il y a une inégalité de traitement flagrante entre la position consensuelle (qui n’en est pas moins politique) et les positions contestataires comme l’idée de décroissance », analyse David Montagne, maître de conférences à APT et représentant syndical à Sud rural territoires. Observation semblable à Polytechnique de la part d’Alexis Tantet, professeur assistant : « La vision générale de la direction n’est pas celle d’une université, ce n’est pas un espace de débat qui pourrait porter sur des questions politiques. L’école aurait une image de marque, on serait là pour faire de la science neutre. »

Ces inquiétudes ne sont pas isolées. Ce 28 février, 16 élus au conseil d’administration d’APT adressent une demande au directeur général dans laquelle ils s’interrogent sur « l’indépendance des activités exercées par AgroParisTech face à des pressions, qu’elles soient externes (dont socio-économique), ou internes. Comment alors préserver cette indépendance, la liberté d’association des étudiantes et étudiants, et la liberté académique des enseignants-chercheurs ? » Ceux qui essaient d’user de cette liberté, sont mis au ban.

Adèle Hospital

Illustration : Vincent Chambon

Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)