Flamanville : plus de 20 milliards pour « un EPR qui fonctionnera au ralenti »
Lancé en 2007, l’EPR de Flamanville devait voir le jour en cinq ans, pour un coût de 3,3 milliards d’euros. Le chantier aura duré dix-sept ans et empilé les problèmes. En juillet 2020, la facture était estimée à 19,1 milliards par la Cour des comptes. La note devrait finalement dépasser les 20 milliards pour un réacteur qui fonctionnera au ralenti, et avec des rustines.
Avec douze ans de retard, le chargement du premier assemblage de combustible dans la cuve du réacteur, le 8 mai 2024, marque le début de la première phase des essais de démarrage de l’EPR de Flamanville. « L’EPR a été vendu comme un réacteur plus efficace, plus sûr, et qui produirait moins de déchets radioactifs. Mais il ne fonctionnera jamais tel qu’il aurait dû », à en croire Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire, conseiller scientifique à la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité). Il faut dire que l’EPR a vu s’enchaîner les problèmes de conception. Un des derniers à avoir été découvert concerne la mauvaise circulation hydraulique. « Cela génère d’importantes vibrations des assemblages de combustible nucléaire dans la cuve avec de lourdes conséquences découvertes sur l’EPR chinois de Taishan 1, le premier EPR mis en service au monde. Il a dû être arrêté, fin juillet 2021, et cela pendant un an. Ce réacteur ne tourne pas à plein. Il a redémarré en 2022, mais depuis 2023 il n’est qu’à 14 % de son niveau de charge nominal. » Il y a donc quelque chose qui ne va pas : « Nous avons interpellé les autorités sur le fait que ce défaut de conception allait se répercuter sur l’EPR de Flamanville. Et c’est le cas. » Mais plutôt que d’exiger d’EDF de ne pas démarrer l’EPR avant d’avoir résolu ce problème sur le fond, l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) autorise le démarrage tout en demandant de présenter des solutions et moyens correctifs, d’ici le 31 décembre 2026. En attendant, en plus d’avoir coûté plus de 20 milliards, il ne pourra pas avoir un rendement optimal et de nombreuses questions restent posées en matière de sûreté mais aussi de radioprotection.
« Faire fonctionner un EPR avec des rustines »
Dans sa démonstration de sûreté, EDF doit prouver que les tuyauteries du circuit primaire ne peuvent pas rompre – sinon impossible d’éviter la catastrophe. Cela demande un soin particulier pour la fabrication du métal, les soudures… C’est là qu’intervient un autre problème de conception et de réalisation, et non des moindres : « L’implantation de certaines soudures sur le circuit primaire est non conforme et il pourrait s’y produire des brèches trop importantes pour qu’EDF puisse éviter une catastrophe nucléaire. L’ASN a accepté la solution de l’installation d’immenses colliers de serrage pour limiter la taille d’éventuelles brèches. » Mais lors des opérations de maintenance, les techniciens qui devront vérifier l’état des tuyauteries vont être obligés de déboulonner ces systèmes, dans des zones radioactives : « À cause de ces défauts de conception, les salariés vont être exposés de manière beaucoup plus forte à la radioactivité que si ça avait été fait correctement. »
« Des problèmes de conception sur des éléments importants pour la sûreté de l’installation »
Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire et conseiller scientifique à la Criirad
Bruno Chareyron souligne que Flamanville lance un nouveau défi à EDF : « Faire fonctionner un EPR avec des rustines ! » Et ce n’est pas qu’une formule : « Quand on voit l’accumulation des problèmes de conception et de réalisation, c’est invraisemblable que l’EPR soit mis en service. Ça touche tous les aspects : génie civil, défauts du circuit primaire, soudures défectueuses, contrôle commande… Des éléments importants pour la sûreté de l’installation. »
L’ASN a tout de même donné son feu vert1, ce qui inquiète fortement le conseiller scientifique de la Criirad : « Les choses sont mal conçues, mais on va les réaliser parce qu’il faut avancer… Face aux non-conformités, à chaque problème, on continue en mettant des “rustines”. Ça crée un ensemble qui n’est pas dans l’état de robustesse dans lequel il devrait être. Dans ces conditions, la sûreté et le bon fonctionnement ne vont pas être garantis au niveau où ils l’auraient dû. »
L’ASN a également demandé à EDF de remettre à jour la documentation opérationnelle car certaines modifications étaient écrites à la main. Le nucléaire, c’est du sérieux… « Tout est fait un peu n’importe comment. On a l’impression que cet EPR doit démarrer à tout prix, et c’est préoccupant. » Et encore, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg puisque tous ces problèmes ne sont que ceux reportés sur les rapports publics de l’ASN et de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire).
« Il y a eu tellement de modifications et corrections, qu’il sera très difficile de faire fonctionner ce réacteur correctement », glissent certaines sources internes. On comprend mieux que dans son rapport de 2020 sur la filière EPR, la Cour des comptes ait demandé de « prolonger jusqu’en 2050 la planification du mix électrique, préalablement à la décision de lancement d’un éventuel chantier de nouveaux réacteurs électronucléaires ». Mais l’EPR est la clef pour « refaire de la France un paradis énergétique », dixit le RN.
Cela ne fait qu’ajouter à l’inquiétude de Bruno Chareyron, pour la production des six futurs EPR 2 promis par Emmanuel Macron : « Cette pression du politique sur le technico-scientifique ne tient pas compte de la réalité. » Une réalité qui rattrape une nouvelle fois EDF. Dans une note du 5 juillet 2024, l’ASN a précisé que compte tenu du « nombre et de la nature des événements significatifs déclarés depuis la mise en service, EDF a suspendu momentanément les opérations de démarrage du réacteur le temps d’analyser les causes profondes des événements déclarés, de mettre en place des actions correctives et de sécuriser les activités à venir pour la poursuite du démarrage du réacteur ».
Le flou est tel que le réseau Sortir du nucléaire et les associations Criirad, Crilan, Global Chance et Robin des Bois ont déposé, le 8 juillet « un recours devant le Conseil d’État » contre la décision du 7 mai de l’Autorité de sûreté nucléaire de permettre la mise en service de l’EPR. Elles ont également déposé plainte contre X, « afin de faire toute la lumière sur les irrégularités constatées par l’ASN ». Une situation délétère qui confirme les mises en garde du Crirad « sur les risques liés à la mise en service d’un équipement qui présente autant de défauts et dans un contexte de course en avant déraisonnable ». Tant que c’est pour aller au paradis…
Clément Goutelle
Illustration : Vito
Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)
- Pour une vue d’ensemble, cf. notre dossier « Nucléaire : sous contrôle ? », La Brèche n° 2, mars-avril 2023 ↩︎
Déjà des déchets radioactifs supplémentaires en vue
L’EPR de Flamanville est un équipement supposé produire moins de déchets radioactifs. Mais avant même d’avoir démarré, il a déjà fallu refaire 17 assemblages de combustible nucléaire, et ce n’est pas fini comme l’explique Bruno Chareyron, conseiller scientifique à la Criirad : « L’ASN demande à EDF le changement du couvercle de la cuve non conforme d’ici à fin 2025. » Ce changement, moins d’un an et demi après le démarrage du réacteur, interpelle : « Nous demandions que ce couvercle d’une centaine de tonnes, avec une teneur en carbone non conforme et donc une capacité de résistance amoindrie, soit changé avant le démarrage des réacteurs nucléaires. Une fois que le réacteur aura fonctionné, il deviendra en effet un déchet radioactif qui devra être stocké en tant que tel. Pour le déboulonner et l’extraire, ce n’est pas une opération facile. Ça va conduire à exposer à des doses de radiation non négligeables des personnels affectés à ces travaux. » Des travailleurs en sous-traitance bien sûr (cf. « Nucléaire : des maladies radio-induites sont invisibles en France », La Brèche n° 3, mai-juin 2023).