Fédérations de chasse : un système électoral qui favorise le noyautage des pouvoirs
Après une phase de redressement judiciaire, la fédération de chasse des Bouches-du-Rhône assiste au retour de son ancien président multi-condamné, Joseph Condé. Un bel exemple de noyautage du pouvoir depuis vingt ans, rendu possible par le manque de mobilisation des chasseurs mais aussi par le système électoral tel qu’il est pensé au niveau national.
Branle-bas de combat dans les locaux de la fédération de chasse des Bouches-du-Rhône. Au printemps 2023, un nouveau conseil d’administration vient d’être élu. À sa tête, Joseph Keller, un « inconnu », selon le milieu. Mais un inconnu vite identifié comme un « homme de paille » du baron des hôtes de ces bois, Joseph Condé, dit Jo Condé. Depuis vingt ans, ce dernier est connu pour ses exactions au sein de la fédération. D’abord président, puis technicien, il a été écarté pour diverses condamnations, parmi lesquelles destruction d’espèces protégées. Le midi, depuis la fenêtre de la fédération, à Aix-en-Provence, il faisait la loi en ses terres, tirant à bout portant sur des hérons cendrés. Pour le reste : vol de tables de pique-nique au zoo de la Barben, recel de vêtements de marque, et soupçons de détournement de fonds entourant sa revue Chasser en Provence1, subventionnée à hauteur de 150 000 euros par le département en 2007 et rattachée à une SARL créée… par lui-même.
Sorti par la porte, il revient par la fenêtre. Joseph Keller le nomme directeur. Salarié donc. Il est accompagné d’un responsable de service technique, David Lombardot, ancien président de la fédération de chasse de Haute-Saône, condamné en 2016 après avoir ordonné à des apprentis d’exécuter plus d’une centaine de chats sauvages et de rapaces2.
Bouches-du-Rhône, une fédération symbole de dysfonctionnements
Un sentiment « d’impunité totale » émerge chez les salariés qui défendent « une autre vision de la chasse », sans braconnage. Dans un contexte tendu, la plupart avaient d’ailleurs été arrêtés par la médecine du travail, au début des années 2010, après avoir dénoncé les exactions de Jo Condé. Une enquête est toujours en cours pour menaces de mort. Dans certaines lettres, sur lesquelles nous avons mis la main, et pour lesquelles le ou les auteurs n’ont pas été identifiés, on peut lire : « tu vas aller au fond de la poubelle ».
Entre-temps, Jo Condé écarté, les salariés ont été réintégrés. Mais le retour, en 2023, de l’ancien président, signe le retrait de leurs avantages et délégations. Les techniciens perdent leur voiture de fonction, tous sont convoqués en entretien devant des huissiers. L’un d’eux use de son droit d’alerte, préoccupé par les arrêts de travail en cascade et « des employés au bord du suicide ». Deux salariés signent une rupture conventionnelle, trois sont licenciés pour inaptitude après être entrés en dépression et quatre démissionnent.
De quoi interroger alors que la fédération a été mise sous contrôle d’une administration judiciaire pendant trois ans pour réorganiser des élections et assurer un « retour à un fonctionnement normal ». Dans une forme de paranoïa généralisée, les hypothèses sont allées bon train pour expliquer le retour de Jo Condé. Certains faisant part d’un soutien direct du président de la fédération nationale, Willy Schraen. Sur ce point, Nicolas Rivet, directeur de la Fédération nationale des chasseurs, dément. D’autres, comme le président de la société de chasse de Noves, assurent ne pas avoir reçu de matériel de vote. Des faits qui n’ont pas été vérifiés, selon maître Mamelli, anciennement avocat pour le compte du Comité de défense des chasseurs des Bouches-du-Rhône (CDC13) qui demande qu’on lui « amène des éléments significatifs susceptibles de fonder une action en justice », ce qui « n’a pas abouti ».
Les présidents de sociétés de chasse peuvent détenir jusqu’à 101 voix
En réalité, la réponse se trouve peut-être ailleurs. D’abord, dans le manque de mobilisation des chasseurs : le taux de participation s’est élevé à 49 %. Mais aussi, dans leur incapacité à faire front commun. Deux listes d’opposition se sont présentées au scrutin. Elles ont récolté, à elles deux, 4 800 voix, autant que ce qu’il aurait fallu pour égaler celles de Joseph Keller. Il faut aussi aller voir du côté du système électoral tel qu’il est prévu au niveau national pour comprendre la présence d’indéboulonnables figures à la tête de la fédération depuis une vingtaine d’années. L’arrêté ministériel du 11 février 2020 qui le définit n’a rien amélioré. Dans celui-ci on peut lire que les titulaires du permis de chasse adhérents de la fédération possèdent une voix. Ceux qui sont titulaires d’un droit de chasse, c’est-à-dire propriétaires d’une parcelle, même sans forcément être chasseurs, bénéficient d’une voix pour 50 hectares, jusqu’à un maximum de 2 500 hectares. Soit 50 voix maximum.
Ainsi, des chasseurs bénéficient de pouvoirs d’expression bien plus vastes que d’autres. Certains détiennent jusqu’à 101 voix, les présidents de sociétés de chasse par exemple, à la tête d’une association communale. En tant que chasseurs, ils disposent de leur voix « chasseur », mais, à la tête d’une parcelle, ils peuvent avoir jusqu’à 50 voix « hectares ». Sans compter les 50 procurations au maximum qu’ils ont le droit de prendre, comme tout autre chasseur.
Un mécanisme de délégation de voix en partie à l’origine de la perpétuation du pouvoir dans les Bouches-du-Rhône, où les règles ont été dévoyées. Si les chasseurs ne sont pas obligés de donner procuration, certains présidents de sociétés de chasse ont, pendant des années, conditionné l’adhésion des chasseurs à leur société au don de leur procuration. À tel point que lors d’une assemblée générale en avril 2015, seules 147 personnes ont voté pour exprimer 13 874 voix.
Sans compter un angle mort de ce système, celui des voix « territoires », accordées selon un mode auto-déclaratif. Comprendre : chaque adhérent de la fédération ayant des terres signale lui-même l’étendue de ses parcelles, ce qui détermine son nombre de voix. Or, vérifier ces déclarations est presque impossible au vu du manque d’informations exactes sur les limites des territoires chassables. Pas faute d’avoir essayé selon le directeur Michel Bruchon, en poste au moment de la phase d’administration judiciaire : « On a embauché une cartographe et demandé aux présidents de sociétés de chasse de nous envoyer la cartographie de leur territoire. Mais mesurer les parcelles est un travail colossal car il s’appuie sur l’autorisation des propriétaires qu’il peut être difficile de contacter, eu égard à leur nombre et à leur éloignement. » Une carence qui « existe dans toutes les fédérations », insiste l’ancien directeur, mais qui ne « favorise aucun des deux camps » lors des élections.
Reste que toutes ces voix sont accordées sans vérification aux présidents de sociétés de chasse. Le tout étant entouré de soupçons quant à la nature de leurs liens avec l’administration. Un ancien directeur de la fédération estime, « sans pouvoir l’affirmer », que le montant des subventions versées aux sociétés de chasse varie « peut-être » en fonction de leur fidélité à la direction en place. Dans un rapport de 20233, la Cour des comptes soulignait en effet « des anomalies » dans la distribution de leurs subventions exceptionnelles : aucune grille n’était appliquée et les arbitrages se faisaient à la hausse ou à la baisse sans aucune justification, et ce, « au détriment de certaines sociétés de chasse ».
« Une centaine de présidents nomme les rois, au détriment des voix des milliers de chasseurs »
Charles Pecoraro, président du comité de défense des chasseurs des Bouches-du-Rhône
Entre-temps, la phase d’administration judiciaire est censée avoir réglé les dérives. C’est en tout cas ce qu’affirme l’administrateur, maître de Saint Rapt. Par exemple, « les sociétés de chasse doivent apporter des justificatifs de paiement pour obtenir une subvention ». Un règlement a aussi été adopté pour définir des modalités de convocation du conseil d’administration.
Mais quels garde-fous pour les faire respecter ? À vrai dire, c’est le serpent qui se mord la queue. « C’est au conseil d’administration et à son bureau d’y veiller », indique maître de Saint Rapt. Or le mode électoral n’a absolument pas changé depuis. En 2023, si le scrutin a été organisé selon le slogan « un chasseur, une voix » par un système de vote électronique pour éviter le recours à la procuration, rien ne dit que lors des prochaines élections, le système de procuration ne sera pas de nouveau utilisé, et ce, justement, parce que les statuts nationaux le permettent. Et parce que la fédération nationale s’oppose à toute modification, invoquant la « représentativité » permise par le système électoral en vigueur.
« On chasse sur les territoires donc c’est normal qu’il y ait des voix par rapport aux surfaces », justifie son directeur général, Nicolas Rivet. Un chasseur de la fédération des Bouches-du-Rhône en fait pourtant une autre interprétation, à une échelle plus vaste : « Ça permet surtout au bureau de la fédération nationale d’avoir toujours la même cour, toujours les mêmes présidents aux assemblées, et ce sont ces mêmes présidents qui négocient sa réélection. » Charles Pecoraro, aussi chasseur et président du comité de défense des chasseurs des Bouches-du-Rhône tire à peu près la même conclusion : « Une centaine de présidents nomme les rois, au détriment des voix des milliers de chasseurs. » Ce dont se défend Nicolas Rivet en invoquant « plusieurs changements dans des fédérations » lors de la dernière campagne. Seulement huit listes concurrentes à celles de présidents sortants ont été élues en 2022 sur 94 fédérations. Cela résulte en partie, selon le directeur général, de l’absence de liste d’opposition dans beaucoup de fédérations. Équation difficilement tenable dans les Bouches-du-Rhône où l’absence d’opposition « résulte sans doute de l’intimidation que suscite l’ancienne direction », selon l’Office français de la biodiversité.
Zoé Cottin
Illustration : Sarah Balvay
Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)
- « Fédération des chasseurs des Bouches-du-Rhône : Jo Condé les 400 coups », MarsActu, 7 décembre 2011 ↩︎
- « Un an de prison ferme pour l’ex-président de la fédération de chasse de Haute-Saône », L’Est Républicain, 1er décembre 2016 ↩︎
- « La fédération départementale des chasseurs des Bouches-du-Rhône », Cours des comptes, 2 février 2023 ↩︎
Les fédérations de chasse : un millefeuille de responsabilités
« La chasse est l’un des collectifs les plus structurés de France ! », accorde Charles Pecoraro, chasseur des Bouches-du-Rhône. Du plus petit échelon au plus grand, à chacun son instance représentative. Au niveau communal, on trouve la société de chasse, qui constitue une association à part entière. Y adhérer permet de s’assurer d’un droit de chasse sur un ensemble de territoires. Elle est représentée par un président de société de chasse, qui bénéficie d’un pouvoir électoral plus vaste que ses adhérents pour élire le bureau de la strate supérieure : la fédération départementale. On trouve ensuite la fédération régionale puis la fédération nationale. Le bureau de cette dernière est élu par le conseil d’administration, soit 27 représentants des régions administratives. Le président est quant à lui élu par les présidents départementaux.
« Inertie des autorités » face à une fédération qui gère beaucoup d’argent public
« On a une inertie complète des autorités, alors que la fédération gère de l’argent public et de manière importante », s’indigne maître Olivier Quesneau, anciennement avocat pour le compte du CDC13. Les fédérations départementales de chasse sont de nature associative mais mènent des missions de service public. Elles sont par exemple chargées d’indemniser les agriculteurs dont les parcelles ont été abîmées par du grand gibier, de prévenir le braconnage ou de protéger la faune sauvage. En contrepartie, elles reçoivent des subventions. Dans son prévisionnel d’exploitation pour l’année à venir, la fédération des Bouches-du-Rhône compte par exemple sur un versement de 230 000 euros de la Région en 2025.
Or, dans un « contexte d’administration défaillante, [...] les missions de service public n’ont pas été correctement rendues » entre 2015 et 2020, d’après la Cour des comptes. Pour les indemnisations des agriculteurs dont les parcelles ont été abîmées par du grand gibier, 12 exploitations – sur 4 120 – ont perçu 48 % du montant total d’indemnités, « sans que la fédération départementale ne puisse expliquer les raisons de cette concentration », pointe le rapport de la Cour des comptes. Difficile de savoir ce qu’il en est actuellement de l’utilisation des fonds par la fédération. La préfecture précise qu’aucune nouvelle enveloppe n’a été versée à la fédération pour sa mission d’indemnisation des agriculteurs.