Face à la sécheresse, les Andalous déterrent les acequias millénaires

Dans le sud de l’Espagne, la problématique de l’eau s’accentue d’année en année et pousse les acteurs du territoire à repenser leurs pratiques. En ouvrant les vieux grimoires, pas de mégabassines, mais un système d’irrigation ancestral qui s’appuie sur les propriétés des sols. Des habitudes du passé se retrouvent alors déterrées : les acequias.

Chaque année, l’Andalousie atteint des niveaux de sécheresse particulièrement préoccupants. En décembre, il faisait 30 degrés à Malaga. Depuis l’été dernier, sur la Costa del Sol, les bassins sont à 20 % de leur activité et l’eau est rationnée. Avec les températures élevées qui contribuent à l’évaporation de l’eau, le régime de pluie fortement variable ainsi que la nature des sols qui limitent l’infiltration, l’Andalousie est la région la plus aride d’Europe. Alors, partout une seule directive : la préservation de l’eau.

Les acequias : une tradition millénaire délaissée

En Andalousie, il existe une tradition de se procurer de l’eau sans compter sur les précipitations. Les premières infrastructures datent de l’époque romaine, mais les Maures ont développé les systèmes d’irrigation à un autre niveau : il y a mille ans, ils ont élaboré une législation en matière d’usage de l’eau et ont construit un labyrinthe de canaux, nommés acequias (canaux d’irrigation, en arabe).

L’effet « éponge » des acequias permet de remplir progressivement les nappes phréatiques

Au loin, on les devine serpentant sur le versant des montagnes de l’extrême sud. Le fonctionnement est simple : il faut d’abord trouver la source, au plus haut des cimes, puis creuser le canal qui amènera l’eau jusqu’au bas de la vallée vers les zones habitées. Un double objectif est à l’œuvre : distribuer l’eau et infiltrer les sols. L’effet « éponge » des acequias permet de remplir progressivement les nappes phréatiques et de garder ainsi l’eau sur le territoire en évitant les déperditions dans la mer ou les fleuves voisins.

Ce système d’irrigation traditionnel est tombé en désuétude dans les années 1960, avec l’exode rural et le développement de l’agriculture. Marie Luz, 89 ans, habitante de del Bosque, village de la sierra de Grazalema, se souvient : « On marchait le long de l’acequia pour remonter jusqu’à la roue qui captait l’eau, c’était des moments de bonheur et de fraîcheur. On profitait de l’acequia et on lui rendait bien, tous ceux qui l’utilisaient s’en occupaient, on la nettoyait. » L’irrigation intensive est devenue le système incontournable et les acequias ont été remplacées par des dispositifs sophistiqués, des forages, moteurs, tuyaux et bassins plastifiés.

Une gestion de l’eau noyée sous une politique d’intensification agricole

À la suite de la Ley de aguas de 1984, qui stipule que l’eau relève du domaine public, l’eau est gérée dans les communes par les communidad de regantes (communautés d’« irrigateurs »), qui regroupent tous les usagers d’une zone irriguée (fabriques, agriculteurs, etc.). Dotée d’une capacité administrative et de sanction, la communauté établit les normes sur son territoire : droits, obligations et devoirs liés à l’usage s’appliquent à tous ceux qui en font partie. En Andalousie, on compte 1 354 communautés de regantes avec une majorité dans les régions les plus fournies en ressources hydriques : la communauté de Cadiz comprend 8 communautés de regantes contre 129 à Grenade, dans les montagnes. Elles sont placées sous l’autorité des communautés autonomes, à travers les organismes hydrographiques.

« On a pu voir qu’il y avait de l’eau, non pas seulement au pied du forage, mais jusqu’au plus bas du village »

Un usager de la communauté de Regantes

Avec l’avènement de l’agriculture intensive, les organismes hydrographiques ont pris l’aval sur les communautés de regantes. Ces organismes se sont convertis en entreprises de construction et les communautés ont perdu en visibilité et en pouvoir d’action. « Il leur est arrivé la même chose qu’au monde rural et pastoral : la modernité s’est construite en opposition à ce modèle et l’a défini comme peu efficient, pauvre, obsolète », explique José Martín Civantos, professeur d’histoire médiévale et d’archéologie et membre du laboratoire d’archéologie bioculturelle de Grenade. Il précise : « La surexploitation hydraulique qui répond aux besoins de l’agriculture intensive est la seule, absolument la seule, défendue par les politiques actuels ! »

Des projets de restauration du modèle traditionnel

Après une recherche en 1998 sur le thème de l’irrigation et des paysages traditionnels agricoles, le laboratoire d’archéologie bioculturelle entame en 2014 une première restauration d’acequias dans le village de Cáñar, dans la province de Grenade. Au-delà d’un projet de restauration d’infrastructures hydrauliques, il s’agit d’une stratégie globale : « C’est une véritable intervention sociale. On travaille avec la communauté de regantes, ils reprennent le pouvoir qu’ils ont perdu sur leur propre territoire », souligne José Martín Civantos. La communauté fournit des agents communaux pour nettoyer le terrain et 180 volontaires (étudiants, voisins, familles) se prêtent au jeu de la réhabilitation, au bruit des pioches et des pelles pendant deux mois. Au total, cinq kilomètres sont déterrés et l’expérimentation a porté ses fruits, 400 regantes ont pu réutiliser l’acequia : « On a pu voir qu’il y avait de l’eau, non pas seulement au pied du forage, mais jusqu’au plus bas du village. Et les mois suivants, on a vu que l’eau continuait à couler ! », se réjouit un usager de la communauté, habitué à voir la rivière s’assécher dès les premières chaleurs.

« Apprendre du passé pour avancer vers le futur ! »

Pour le laboratoire, ça a été le commencement d’un vaste projet. Des groupes d’autoproclamés « restaurateurs » se créent, comprenant des bénévoles, des regantes et des membres du laboratoire. En dix ans, ils ont déterré plus de 100 kilomètres d’acequias, en s’appuyant toujours sur le même mode : « On s’appuie sur la communauté de regantes, on fait appel à des volontaires et on trouve des fonds en répondant à des appels à projets, par exemple européens ou d’associations. Nous coordonnons la réhabilitation, et une fois que l’eau revient, c’est à la communauté de regantes de continuer le travail », explique le professeur.

Et quand on le questionne sur la viabilité de ces systèmes et leur capacité à répondre aux besoins de l’agriculture, il rétorque : « De toute façon il n’est pas possible de faire de grandes exploitations agricoles sans détruire les sols. Les systèmes traditionnels ont toujours été productifs, davantage pour la production des fruits et légumes que pour la culture de céréales, certes. » Pour lui et son équipe, il faut surtout souligner la multifonctionnalité des acequias : « Elles génèrent un service environnemental, de la gouvernance participative et une plus-value culturelle avec la possibilité de développement du tourisme. » Une initiative qui en appelle d’autres : d’ici 2026, ce n’est pas moins de 100 kilomètres d’acequias qui seront encore déterrés ! « Il est fondamental d’apprendre du passé pour avancer vers le futur ! », indique le site de l’association Acequias Históricas. C’est précisément ce qui est à l’œuvre aujourd’hui : déterrer des pratiques anciennes, mener une stratégie à long terme pour finalement aboutir à un changement des politiques nationales. Et si, en France aussi, on regardait dans les vieux grimoires pour trouver d’autres solutions ?

Thaïs Pigeault

Illustration : Max Lewko

Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)