Quand l’extrême droite s’empare de la liberté de manifester
Cet article est à retrouver dans le numéro 12 de La Brèche, disponible sur abonnement ou en kiosque à partir du vendredi 23 mai.
Alors que les violences d’extrême droite se multiplient, des groupuscules néonazis et néofascistes s’apprêtent à défiler dans Paris, ce samedi 10 mai, en toute impunité. À 200 km de là, à Tours, les habitants interpellaient déjà les autorités après la dernière manifestation autorisée entre chant nazi et service d’ordre cagoulé.
Glorifier « les hommes de notre sang », fustiger ceux qui voudraient « souiller nos enfants », ces slogans résonnent encore dans le centre-ville de Tours. Des paroles scandées au cours d’une procession aux flambeaux organisée, le 9 novembre 2024, par le groupuscule d’extrême droite Des Tours et des Lys. Un événement qui n’avait plus eu lieu depuis près d’une décennie, suite à la mise en sommeil de l’association Vox populi, pilotée par Pierre-Louis Mériguet, ancienne recrue du Rassemblement national. Sous importante surveillance policière, environ 200 militants ont déambulé à travers la ville, en formation et encadrés par un service d’ordre cagoulé. Le point d’orgue de cette manifestation : l’entonnement du Chant de fidélité. Un hymne nazi dont le porte-parole de l’association organisatrice, Alexandre Boumedienne, a ultérieurement revendiqué l’usage tout en contestant son origine historique pourtant établie. Ce chant avait déjà fait polémique le 24 septembre précédent, lors des funérailles d’un cadre du FPÖ autrichien, un parti fondé par d’anciens nazis.
Ces infractions, à l’instar des saluts nazis et autres symboles suprémacistes agités tous les ans à Paris au cours du défilé organisé par le Comité du 9 mai, sont légion dans ce type de manifestation. Interrogé sur les décisions d’interdiction, parfois prises par les préfectures mais annulées ensuite par la justice, le président du tribunal administratif d’Orléans rappelle que les juges évaluent deux aspects : « D’une part, les risques de troubles à l’ordre public susceptibles d’être générés par la manifestation interdite et, d’autre part, l’atteinte portée aux droits et libertés par la mesure d’interdiction de cette manifestation. » Une évaluation reposant sur des éléments tels que la déclaration en préfecture, l’existence d’un service d’ordre, le risque de contre-manifestations, les antécédents des organisateurs et les moyens dont disposent le préfet ou le maire, en fonction de la taille de la commune, pour garantir la sécurité publique.
« J’ai vu un homme sauter et frapper un travailleur social »Laurent, victime d’une agression lors d’une manifestation de l’association Des Tours et des Lys
D’après ces critères, difficile d’envisager que ces groupuscules et leurs membres, régulièrement impliqués voire condamnés pour des faits de violences ou des discours haineux, puissent s’accaparer l’espace public. À Tours, l’association Des Tours et des Lys s’est déjà distinguée par des agressions dont les victimes font encore les frais. Le 21 août 2021, alors que des syndicats de personnels soignants et de travailleurs sociaux, parmi d’autres collectifs marqués à gauche, manifestent contre le pass sanitaire, la tension monte pour se différencier des rassemblements d’extrême droite antivax. Puis, des individus masqués déferlent en tête du cortège. Laurent, l’une des victimes raconte : « J’ai vu un homme sauter et frapper à la tête un travailleur social. » Il est retrouvé inconscient, le visage couvert de contusions. Laurent, en tentant d’intervenir, prend un coup de matraque dans le genou, sa rotule lâche. Au-delà des blessures physiques, entraînant plusieurs mois d’ITT pour l’une des victimes, le traumatisme psychologique persiste. « Malgré les pertes de mémoire, je n’oublierai jamais ce petit garçon terrifié en passant à côté de la manif. »Aujourd’hui, avec son handicap au genou, Laurent vit au 4ᵉ étage d’un HLM sans ascenseur. Sollicité sur la gravité faits, Des Tours et des Lys répond : « Nous avons une liste de personnes témoins de la scène en notre faveur. »
La justice contre le temps
Face à ces conséquences préoccupantes, les réponses juridiques et politiques semblent a minima insuffisantes. Pourtant lorsque Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur post-dissolution, ordonne aux préfets d’interdire indistinctement des rassemblements qu’ils soient « d’ultra-droite », pro-palestiniens ou anti-bassines, la dérive est manifeste. Selon Xavier Dupré de Boulois, professeur de droit public, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste des libertés fondamentales : « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que si la jurisprudence en matière de droit de manifestation n’est pas cohérente et bien pensée, elle pourra être un jour utilisée contre ceux qui combattent l’extrême droite. » Car faire évoluer le régime en matière de liberté de manifestation en un sens plus restrictif, « cela voudrait dire assumer la mise en place d’un régime d’autorisation et, là, on pourrait rentrer dans une sorte d’arbitraire administratif ». L’exercice des libertés devenant largement dépendant de la décision du pouvoir en place. Pour cette raison, les juristes préconisent plutôt un contrôle a posteriori par le juge judiciaire, sanctionnant ainsi les abus après coup, plutôt que des interdictions préventives par le juge administratif.
Problème, la condamnation des faits, lorsqu’elle intervient, peut prendre plusieurs années. Dans le cas tourangeau, depuis les agressions perpétrées par le groupuscule Des Tours et des Lys en 2021, une enquête suit toujours son cours, quatre ans plus tard. Du côté du procureur, habilité à engager une procédure en tant que représentant du ministère public, les poursuites pénales auraient été abandonnées faute de pouvoir identifier les auteurs de violences, indique une source proche du dossier. Pourtant, là encore, celles-ci ont fait l’objet d’un communiqué de l’association. Comme pour le Chant de fidélité.
Une démocratie de combat
Dans ces circonstances, les efforts pour contrer la banalisation de l’extrême droite et ses effets de recrutement via les manifestations, semblent voués à l’échec. Pourtant, « ce qui relève des troubles à l’ordre public n’est plus nécessairement la même chose que ce qu’on envisageait il y a plusieurs siècles en arrière », explique Patrick Communal, ancien avocat au barreau d’Orléans, engagé notamment sur des affaires en lien avec l’état d’urgence. D’ailleurs, le concept à l’origine des interdictions de manifestation a connu des évolutions grâce à l’intégration d’une dimension morale liée à la dignité humaine. En 2014, « le Conseil d’État avait exposé que les propos antisémites de Dieudonné (ndlr, dans le cadre de son spectacle Le Mur) étaient une atteinte à l’ordre public », une innovation à l’époque1. L’affaire ayant même permis « l’ouverture d’une séance du Conseil d’État en 24 heures », poursuit-t-il. Plus récemment encore, le tribunal administratif de Nantes rendait une décision le 13 mars 2025, validant l’interdiction d’une conférence animée par l’un des anciens leaders du mouvement angevin l’Alvarium, dissous pour haine et discriminations. Aujourd’hui, Jean-Eudes Gannat est à la tête d’un autre groupement, le Mouvement Chouan, auquel est rattaché le groupuscule Des Tours et des Lys, entre autres. L’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure punit de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous.
S’il demeure inconcevable pour une partie des juristes de restreindre la liberté de manifester sous prétexte de mieux la protéger, certains acteurs publics ont encore les moyens d’agir. Enfin, l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme consacre la notion d’abus de droit comme un garde-fou de la démocratie contre ses propres dérives. Ce principe prévoit notamment la sanction des usages malveillants ou déraisonnables d’un droit visant à porter atteinte aux libertés fondamentales. En somme, il rejoint le paradoxe attribué à Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. »
Anne-Charlotte Le Marec
Illustration : Rémy Cattelain
1 « “Victoire pour la République” ou défaite de la démocratie ? La décision Dieudonné ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité », Danièle Lochak, 22 décembre 2017