Et si le marché carbone sauvait les baleines
Ralph Chami est économiste au Fonds monétaire international (FMI). Dans sa liste des choses à faire au moins une fois dans sa vie, il y avait en bonne place : voir des baleines. En 2016, l’économiste embarque sur un navire d’observation en mer de Cortez, petit bout de Pacifique coincé entre la péninsule de Basse-Californie et le Mexique continental. Quand une baleine bleue s’approche de son embarcation, Ralph Chami est impressionné : « Elles font plus de trente mètres et vous êtes assis sur un bateau de six mètres. Vous pouvez leur mettre le plus grand éléphant d’Afrique dans la bouche. »
À bord, un scientifique lui explique la capacité qu’ont les baleines à séquestrer du dioxyde de carbone. Un cycle naturel où les gros – les baleines –, mangent les petits – le plancton –, et dont une des conséquences est la séquestration du carbone. Un phénomène connu de longue date, mais dont des études récentes montrent l’importance. En 2010, un groupe de chercheurs publie un article avec comme sous-titre « Pourquoi plus c’est gros, mieux c’est », détaillant la capacité des cétacés à stocker le carbone dans leur corps1. Le raisonnement est simple : le plancton, qui représente 90 % de la biomasse des océans, absorbe du carbone et rejette de l’oxygène. On estime que cette fonction de séquestration est bien plus importante que celle des forêts, le plancton absorbant un tiers du carbone et produisant plus de la moitié de l’oxygène. Les cétacés mangent du krill (zooplancton) qui lui-même se nourrit du phytoplancton. Les baleines « mangent » donc du carbone, qu’elles séquestrent dans leur corps. Ce cycle alimentaire est donc littéralement une « pompe à carbone » naturelle.
Lorsque la baleine meurt, le carbone est emporté avec la carcasse au fond de l’océan où il restera stocké pour de longues années. De plus, les déjections des baleines sont riches en fer, nourriture de base du plancton. « Elles fertilisent leur propre nourriture », affirme Ralph Chami. Des études satellites prouvent ce cercle vertueux : là où il y a des baleines, il y a du plancton.
Ralph Chami comprend ainsi que les baleines sont un chaînon majeur du stockage du carbone océanique. Mais un maillon sous-exploité. Depuis 1864, date du premier bateau à vapeur équipé d’un harpon, le « stock » de baleines ne cesse de chuter, passant de 4 à 5 millions d’individus au début du XXe siècle, à environ 1,3 million aujourd’hui. Il ne resterait plus que 3 % de baleines bleues. Le plus grand animal vivant sur terre est classé « en danger » dans la liste de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature).
Une baleine stockerait en moyenne l’équivalent de 1 500 arbres
L’idée de l’économiste est donc de traduire en termes monétaires ce service écosystémique. Comme l’explique l’article de 2010, il est possible de quantifier les capacités de chaque espèce de cétacés à capturer du carbone. « J’ai traduit des connaissances scientifiques en dollars et en cents », glisse Ralph Chami. L’article « Des solutions naturelles pour le changement climatique » est publié en décembre 2019, dans la revue Finance & Development du FMI.
L’économiste souligne que la plupart des techniques visant à capturer le carbone ne fonctionnent pas, sont trop chères, voire n’existent pas. La baleine est une « no-tech » : une technologie simple car prouvée scientifiquement. Les chiffres varient selon les espèces, mais une baleine stockerait en moyenne l’équivalent de 1 500 arbres. En se concentrant sur huit espèces de baleines et en se fondant sur le prix de la tonne carbone, le stock actuel de baleines serait estimé à 1 000 milliards de dollars. Chami souligne que dans sa logique, le prix d’une baleine vivante est bien supérieur à celui d’une baleine morte. 40 000 à 80 000 dollars, si l’on se réfère au prix de sa viande. À 75 dollars la tonne de carbone, la baleine pourrait coûter six millions de dollars.
Payer les pollueurs pour qu’ils ne polluent pas
Pour l’économiste, il faut créer un mécanisme semblable à la Redd (Réduction des émissions provenant du déboisement) pour les baleines. Ce dernier consiste à dédommager un pays ou un exploitant forestier pour ne pas couper des arbres, sur la base d’une hypothétique exploitation future. L’idée de Chami renverse donc la logique : ceux qui gagnent de l’argent en tuant les baleines seraient désormais payés pour rester à quai. Un problème éthique. Il s’agit en quelque sorte de payer les pollueurs pour qu’ils ne polluent pas.
Autre grande cause de décès des cétacés : les collisions avec les bateaux. Il s’agirait d’inciter les armateurs à éviter les collisions grâce à un ensemble de règles : réduire la vitesse, changer de route pour éviter les zones de reproduction ou les faire fuir à l’aide de dispositifs technologiques. En partant du principe qu’un armateur tue un certain nombre de baleines chaque année, des incitations financières pourraient l’aider à faire décroître ce taux de mortalité. Là aussi le marché renverse la vapeur. Il ne s’agit plus de sanctionner le fautif, mais plutôt de l’inciter financièrement. Toujours le même moteur : l’argent.
Pour le chercheur Steve Lutz de l’institut norvégien GRID-Arendal, travaillant à la certification de projets de compensation carbone bleu, « la conservation marine pourrait devenir une énorme entreprise à but lucratif »2. Son institut a d’ailleurs participé à la première évaluation des capacités de captage de carbone par des vertébrés marins… aux Émirats arabes unis, huitième producteur mondial de pétrole. Un glissement dangereux. Car plus les connaissances des écosystèmes marins progressent, plus ces derniers sont susceptibles d’être récupérés et financiarisés par les pollueurs.
L’Accord de Paris de 2015 a ouvert la voie au concept de neutralité carbone. « Cela signifie qu’il va y avoir une énorme demande pour la technologie de capture et de séquestration du carbone, non ? », se questionne Ralph Chami. « Comment allez-vous atteindre le zéro carbone ? […] Vous avez deux options. Soit vous trouvez une nouvelle technique qui vous permet de continuer à faire ce que vous faites sans aucune émission de carbone, bonne chance. Soit vous allez trouver une technologie qui va compenser votre émission de carbone. Là, il ne s’agit pas d’une nouvelle technologie, mais d’une technologie développée depuis des millions d’années. »
À la COP15 de Montréal en décembre 2022, alors que de nombreuses institutions financières semblaient intéressées par les biocrédits, des scientifiques ont alerté sur le fait que la comptabilité carbone baleinière était une science balbutiante et que les données scientifiques n’étaient pas suffisamment solides pour l’envisager sérieusement comme projet compensatoire3. « Ne monétisez pas les baleines », affirmaient ces scientifiques dans une tribune. Des critiques que Ralph Chami balaie : « Nous n’avons tout simplement pas le temps de bien faire les choses. » Tout est dit.
Antoine Costa
Illustration : Vincent Couturier
1 « The Impact of Whaling on the Ocean Carbon Cycle: Why Bigger Was Better », Plos One, 26/08/2010
2 « Whales Are a Trillion-Dollar Climate Change Fix! » (Les baleines sont une solution au changement climatique de mille milliards de dollars !), GRID-Arendal, 17/09/2019
3 « Scientists to Carbon Markets: Don’t Monetize the Whales » (Scientifiques sur les marchés du carbone : ne monétisez pas les baleines), Bloomberg, 15/12/2022
Acheter des crédits carbone aux tueurs de narvals ? Faire acheter des crédits carbone aux pollueurs. L’idée est cynique, pourtant elle est en marche. Depuis 2018, une entreprise canadienne, Whale Seeker, fabrique des algorithmes d’intelligence artificielle à partir d’images satellites et aériennes afin d’évaluer les populations de cétacés. Son logiciel est vendu à des entreprises minières ou des compagnies maritimes qui cherchent à limiter leur impact. L’idée à terme, suivant la fiabilité des données, est de faire acheter aux entreprises des crédits carbone qui pourraient ainsi compenser leurs activités. L’argent serait reversé à des communautés locales ou à des ONG de protection des cétacés. Whale Seeker travaille notamment avec l’entreprise Baffinland Iron Mines qui exploite le fer sur l’île de Baffin, une île de l’archipel Arctique, dans le territoire Nunavut. Le trafic maritime lié à son activité est tenu pour responsable de la disparition des narvals, dont la population a été divisée par sept en moins de vingt ans. Ralentir la vitesse de ses navires ou limiter l’accès à certaines zones pendant la période de reproduction pourrait entraîner une remontée de la courbe de la population de narvals et ainsi générer des crédits carbone.