ESS : Une famille toujours plus désunie
« Économie sociale et solidaire » ou « ESS », cela sonne bien mais l’expression reste encore peu connue du grand public. En 2014, la loi Hamon a défini le périmètre de ceux qui peuvent se revendiquer de cette grande famille : toutes les associations loi 1901, coopératives, mutuelles, fondations et sociétés commerciales qui se déclarent d’utilité sociale, à lucrativité limitée et à gouvernance participative. Au-delà de cette définition, la loi avait pour objectif d’enclencher un « changement d’échelle » de l’ESS. Mais dix ans plus tard, le compte n’y est pas. Les emplois dans l’ESS stagnent, voire régressent dans certains secteurs. Et l’heure est plus au règlement de comptes qu’à la célébration. Depuis que le gouvernement a lancé l’évaluation de la loi Hamon, en 2023, quelques voix voudraient éclaircir les rangs de cette tribu hétéroclite.
Le nouveau-né Mouvement des entreprises écologiques, sociales et solidaires (Mouvess) souhaite que le simple statut d’association, coopérative ou mutuelle ne suffise plus pour faire partie de la famille ESS. Selon lui, les organisations de l’ESS doivent se fixer des objectifs sociaux et environnementaux, et des limites dans la rémunération de leurs dirigeants – jusqu’à 20 fois le SMIC dans les grandes entreprises. Aujourd’hui, le Crédit Mutuel, le Crédit Agricole, Harmonie Mutuelle, AG2R, La Mondiale, Super U, Leclerc, mais aussi le groupe agroalimentaire breton Eureden ou encore le sucrier Tereos, avec ses trois usines parmi les 50 plus émettrices en CO2 en France, figurent dans les listes de recensement des chambres régionales d’ESS. On les imagine mal s’imposer de tels critères.
Une bone dose de « social washing »
« La définition de l’ESS l’empêche de se développer, mais personne ne bouge car il y a trop d’intérêts en jeu », estime Jonathan Jérémiasz, fondateur du Mouvess. Selon lui, la présence de mastodontes dans les statistiques de l’ESS permet de faire paraître ce secteur plus gros qu’il ne l’est. Avec quelques autres, dont Christophe Itier, ancien haut-commissaire à l’ESS, ils ont prêché leur réforme au sein du mouvement Impact France, initialement créé pour défendre les « entrepreneurs sociaux ». N’ayant pas obtenu gain de cause, ils en sont partis avec fracas.
Le mouvement Impact est désormais essentiellement occupé à accueillir en son sein les « entreprises à mission », un nouveau statut créé par la loi Pacte de 2019, hors du champ de l’ESS, qui permet surtout de faire du « social washing ». En 2023, les dirigeants des « entreprises à mission » comme Doctolib et Nature & Découverte ont par exemple intégré le CA d’Impact France, sous le regard dubitatif d’une partie de la famille ESS. Au même moment, le salaire du nouveau président d’Impact France, Pascal Demurger, dirigeant de la MAÏF, est sorti dans la presse1 : 663 466 euros en 2021, soit l’équivalent de 30 SMIC. « Ceux qui ont prôné l’ouverture de l’ESS à l’entrepreneuriat social se retrouvent dépassés par leur droite », observe Marianne Langlet, coordinatrice de l’Observatoire citoyen de la marchandisation des associations au sein du Collectif des associations citoyennes. Selon elle, la vision très libérale des défenseurs de l’entrepreneuriat social tend à « dépolitiser » l’ESS, historiquement critique du capitalisme. Mais tous ces débats ne doivent pas « invisibiliser » la réalité du terrain : « Les acteurs de l’ESS restent à 80 % des associations. »
« La définition française de l’ESS n’est certes pas parfaite, mais à l’heure où elle est reprise à l’international par l’ONU et l’Union européenne, ce n’est pas le moment de faire le tri entre les bons et les mauvais », tranche Antoine Détourné, délégué général d’ESS France. Reste un sujet qui met tout le monde d’accord : le manque de moyens. ESS France réclame depuis plusieurs mois une loi de programmation avec une stratégie de développement pour l’ESS. Le gouvernement a écarté l’idée, et surtout rogné dans les budgets. Sur le plan d’économies de 10 milliards d’euros annoncé par le gouvernement début 2024, 2 milliards concernent les politiques de solidarité et d’insertion. Pour ses 10 ans, l’ESS n’a définitivement droit à aucun cadeau.
Héloïse Leussier
Illustration : Nicolas Caldier
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- « Le grand écart de la MAÏF », Le Canard enchaîné, 3 mai 2023 ↩︎