East Palo Alto, ville d’irréductibles au cœur de la Silicon Valley
Au sud de San Francisco, sous un soleil brûlant et dans un décor de western, des habitations modestes et caravanes hors d’âge côtoient les sièges sociaux de quelques-unes des plus grandes entreprises des « nouvelles technologies » – Apple, Google et consorts. Nichée au cœur de la Silicon Valley, la ville de East Palo Alto fait face aux conséquences de la présence de ces géants du numérique, fidèle à sa tradition de résistance et de défense des plus fragiles. C’est à cette bourgade de près de 30 000 âmes, qui « détone dans le paysage de la Silicon Valley », que Fabien Benoit, journaliste et documentariste, a consacré un reportage : « The Last Town, une ville contre la Silicon Valley. »
Les « petites mains de l’industrie numérique », victimes de la gentrification
Laura Rubio et Antonio Lopez, respectivement activiste et conseiller municipal, arpentent un marché en s’adressant en espagnol aux habitants. Il est vrai que la composition sociologique d’East Palo Alto s’avère diamétralement opposée à celle qui prédomine au sein de la Silicon Valley, comme l’explique Fabien Benoit : « Il s’agit d’une ville à dominante latino-américaine (plus de 70 % des résidents), avec également une importante communauté afro-américaine. Dans les environs, ce sont plutôt des populations de cadres, majoritairement blancs ou asiatiques. »
Ici, les habitants font partie des « petites mains de l’industrie numérique, travaillant dans les secteurs du ménage, de la cuisine, du BTP ou de l’aide à la personne ». C’est le cas de Laura, qui est femme de ménage et témoigne dans le cadre du documentaire : « Je paie un loyer de 1 200 dollars. Les nouveaux résidents paient 2 200 dollars pour un studio. J’ai tout juste assez d’argent pour le loyer et l’essence. » Ces « petites mains », qui se comptent par dizaines de milliers au sein de la Silicon Valley, ont pour la plupart, été contraintes de se loger à plus d’une heure de route en raison d’une gentrification galopante dans la région.
« Dehors, Amazon ! », crient des manifestants
C’est entre autres ce à quoi tentent de s’opposer Laura et Antonio, qui défendent la « mesure L », visant à la création d’un fonds pour aider les locataires en difficulté à payer leur loyer. « Dans la ville se trouvent une mairie, des habitants et des associations qui résistent à la gentrification et à une forme de colonisation de leur territoire, d’après leurs propres mots, par les entreprises de la tech », explique Fabien Benoit. Cette volonté politique, portée par un « conseil municipal très combatif », s’inscrit « dans une longue tradition de militantisme et de défense des plus humbles, depuis des années », selon le documentariste. En témoigne un arrêté municipal, entré en vigueur en 2017 obligeant chaque entreprise qui s’installe dans la ville à pourvoir au moins 30 % de ses postes salariés par des résidents. La directive a pourtant été contournée par Amazon lors de son installation à East Palo Alto1, entraînant des manifestations devant ses locaux aux cris de « Dehors, Amazon ! ».
« Les entreprises essaient de court-circuiter le jeu démocratique »
« Le rapport de ces entreprises à la démocratie locale est problématique », confie Fabien Benoit. « Le conseil municipal essaie de déployer tout ce qui est possible pour soutenir les habitants : impôts sur les grandes entreprises, aides financières… Mais en face, les entreprises essaient de court-circuiter le jeu démocratique. » Un exemple l’illustre parfaitement, celui des relations douteuses entre Meta et la police locale : « Meta a financé un commissariat à côté de son campus et s’occupe de rémunérer ses policiers ainsi, probablement, que de leur donner des directives. » Ces différents agissements, maintes fois dénoncés2, attestent de la volonté des multinationales de la tech de s’approprier ce dernier îlot de résistance de la Silicon Valley que constitue East Palo Alto. La municipalité est en effet une des rares à encore offrir des terrains constructibles à un prix abordable dans la région.
Ses habitants et ses élus, dont la combativité n’est plus à démontrer, ont pour le moment gain de cause. Mais, si le monde numérique est binaire, celui des humains ne l’est pas moins, comme l’exprime Fabien Benoit : « Il y a une ambivalence, qui est aussi un peu la nôtre, autour du pouvoir de séduction de ces entreprises. À East Palo Alto, celui-ci s’exprime par exemple par la fierté de certains habitants à l’idée que leurs proches aillent travailler dans les plus puissantes sociétés du monde. » Pour Laura Rubio, l’essentiel tient finalement à peu de choses. Tractant inlassablement sur son temps libre, elle « rêve que tous les habitants de cette ville puissent dormir tranquilles sans crainte de perdre leur maison ». East Palo Alto n’a pas dit son dernier mot.
Jp Peyrache
Illustration : Sojo
Paru dans La Brèche numéro 7 (février-avril 2024)
- « East Palo Alto changes first-source hiring rule to accomodate Amazon » (« East Palo Alto modifie la règle de première embauche pour arranger Amazon »), Palo Alto Online, 22 mars 2017 ↩︎
- « How Facebook bought a police force » (« Comment Facebook s’est acheté des forces de police »), Vice, 23 octobre 2019 ↩︎