Des rivières rayées de la carte : un désastre environnemental qui dure
Le 21 avril 2015, Ségolène Royal, troisième ministre de l’Écologie du gouvernement Hollande, après Delphine Batho, puis Philippe Martin, adressait une instruction aux préfets, aux fins d’élaboration d’une cartographie des cours d’eau et d’un guide d’entretien. Cédant au lobbying effréné du syndicat agricole majoritaire, la FNSEA, le gouvernement précipitait un désastre environnemental qui perdure.
L’exposé des motifs semblait pourtant frappé au coin du bon sens : « L’eau et les cours d’eau constituent un bien commun et une ressource essentielle pour l’activité et le développement des territoires. Des incompréhensions persistent sur leur localisation et sur leur entretien ; des conflits et des contestations concernant les critères de la police de l’eau ont conduit à la mise en place d’un groupe de travail depuis plusieurs mois… »1 Ségolène Royal décidait, le 21 avril 2015, d’adresser aux préfets une instruction leur demandant d’établir une cartographie locale des cours d’eau, avec pour objectif de couvrir les deux tiers du territoire avant la fin de l’année.
Une semaine plus tôt, Éric Thirouin, leader des céréaliers de la Beauce, se félicitait dans la presse agricole spécialisée2 d’un « triple triomphe » : « L’instruction va permettre de répondre aux agriculteurs qui ont besoin de savoir si ce qui coule au bout de leur champ est un cours d’eau ou non. » Entre les lignes, il faut comprendre que des cours d’eau passant sur des parcelles d’agriculteurs vont être rayés de la carte. Et cela n’est pas sans conséquence.
Un cadeau Royal à la FNSEA
Jusqu’alors tous les propriétaires ou exploitants de parcelles attenantes à un cours d’eau étaient chargés de son entretien. Il consistait dans le maintien ou la restauration de la libre circulation des eaux mais également de tout l’écosystème qu’il représente, à savoir le lit et les berges. L’entretien régulier comportait l’enlèvement des embâcles (engorgements), débris et amas de terre, l’élagage de la végétation des rives, et le faucardage (fauchage) localisé, avec pour objectif que l’entretien régulier permette l’écoulement de l’eau tout en maintenant une qualité écologique du cours d’eau et de ses abords. La décision de Ségolène Royal allait faire sauter ces verrous.
Des mises en garde ignorées
La Fédération nationale de la pêche en France (FNPF) et France nature environnement (FNE) ne tardaient pas à adresser une lettre ouverte3 en forme de mise en garde à François Hollande, reprochant au gouvernement cette nouvelle cartographie des rivières. « La France compte 500 000 km de rivières qui constituent un patrimoine naturel exceptionnel qui rend d’inestimables services environnementaux (et donc sanitaires), sociaux et économiques. […] L’élaboration d’une carte départementale des cours d’eau est problématique, et potentiellement dangereuse. Les cours d’eau sont une réalité factuelle non négociable, mais constatable in situ, et évolutive sur le terrain. Aucune cartographie complète de ceux-ci n’existe actuellement, les cartes IGN ne sont qu’un minimum de l’existant. Cette (nouvelle) carte risque de n’être ni objective, ni exhaustive, et dès lors qu’il y aura une carte, tout le monde considérera que tout ruisseau, rivière, canal, non répertorié, ne sera pas un cours d’eau, et échappera du coup aux prescriptions de la police de l’eau. »
« C’est la porte ouverte au massacre de ce patrimoine inestimable que sont les petits cours d’eau »
Lettre ouverte de France nature environnement et de la Fédération nationale de la pêche en France
On comprend vite le problème d’un cours d’eau qui n’est pas répertorié : « C’est évidemment la porte ouverte à la pollution, la rectification, la suppression des bandes enherbées, bref le massacre de ce patrimoine inestimable que sont les petits cours d’eau. Cela signifiera une nouvelle vague de destruction de chevelus, ruisseaux pépinières en tête de bassin, qu’il faut au contraire impérativement protéger. »
Cette lettre ouverte dénonçait également un « allègement de la pression de contrôle sur le terrain extrêmement choquant, alors même que les atteintes à l’environnement ne cessent de s’accroître dans le monde rural ». Il faudrait au contraire encourager « les “gendarmes” des milieux naturels » et non « les décourager à poursuivre leurs missions indispensables de contrôle et de surveillance, voire de répression quand cela est nécessaire. On ne voit d’ailleurs pas au nom de quoi les infractions aux lois et règlements commis par les agriculteurs seraient moins graves, ou moins “illégales” que celles commises par d’autres citoyens, et c’est envoyer un signal négatif (et incitatif aux comportements délictueux) que d’annoncer un “allègement” des contrôles. »
« 20 % à 30 % des cours seront déclassés »
Avertissement prémonitoire car depuis lors, la situation n’a cessé de s’aggraver avec de nombreux cours d’eau rayés de la carte. C’est la Direction départementale des territoires (DDT) qui a pris les opérations en main. Après avoir partitionné le département en sept secteurs, elle a dressé des projets de cartes qui ont été envoyés aux syndicats agricoles, aux associations chargées de la défense de l’environnement, aux syndicats de rivières et à la fédération de pêche, organismes qui siègent officiellement au comité de gestion du projet : « Charge à chacun de ces acteurs du monde rural de confronter la réalité du terrain avec la représentation cartographique proposée par les services de l’État. Ils devront notamment vérifier si le petit cours d’eau mentionné depuis des lustres sur une propriété existe toujours, ou s’il a été comblé, canalisé ou détourné au fil des ans pour devenir un simple fossé. »
La nuance est importante car elle détermine les contraintes d’entretien telles que le maintien, ou non, de bandes enherbées le long des berges, ou l’autorisation de faire intervenir une pelle mécanique pour curer ce qui est considéré comme un simple fossé. « 20 % à 30 % des cours d’eau qui figurent sur la carte d’origine présentée par la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) seront déclassés », affirmait à Sud-Ouest Guillaume Darrouy, responsable du Centre départemental des jeunes agriculteurs (CDJA)4.
Alertes pesticides : la fin des restrictions
L’affaire n’a cessé depuis lors de provoquer d’innombrables contentieux, révélant à l’occasion l’agenda caché de la FNSEA. En 2005, pour limiter les risques de pollutions diffuses, le gouvernement avait défini les bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE) à respecter pour bénéficier de certains soutiens de la Politique agricole commune (PAC). Une de ces bonnes conditions était la mise en place d’une bande de cinq mètres sans culture ni pesticides autour des cours d’eau. Un cours d’eau devient une restriction de l’épandage des pesticides. Dès lors, sa définition est devenue sensible, et est gérée entre les ministères de l’Agriculture, de la Transition écologique et les préfets.
Selon le rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) de mars 20195, un cours d’eau est un « objet géographique simple à la désignation opérationnelle délicate ». De prime abord, on peut considérer que les cartes de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) recensent les cours d’eau et qu’il suffit de les consulter pour connaître leurs emplacements. C’est d’ailleurs plus ou moins ce qui se passait jusqu’en 2005. Depuis, la question s’est complexifiée. « En treize ans, le ministère de l’Agriculture a donné quatre définitions successives de la liste des cours d’eau BCAE », précisait ce rapport. La définition a été laissée aux préfets, puis devait suivre les cartes IGN, avant que la référence à cesdites cartes ne disparaisse peu à peu pour laisser place à une obscure « carte départementale ».
L’arrêté de 2017 retoqué par le Conseil constitutionnel : « Il ne protège pas suffisamment la santé publique et l’environnement »
Les changements ne s’arrêtent pas là. À la suite d’un arrêté de mai 20176 (signé par les ministères de l’Agriculture, de l’Écologie, de la Santé et de l’Économie), le gouvernement propose un cadre, mais laisse la main aux préfets pour l’application. La principale conséquence a été de soumettre cette définition aux aléas des rapports de force locaux. Ainsi, deux départements (La Réunion et Mayotte) n’ont pas réussi à émettre leur carte des points d’eau, laissant un vide juridique problématique. Et seuls « 24 départements respectent, dans leur rédaction, l’arrêté ministériel ».
Le résultat est donc très variable d’un département à l’autre : 44 ont « une protection des points d’eau au moins équivalente à celle existante avant la parution de l’arrêté ministériel du 4 mai 2017 », tandis que les autres ont des définitions de cours d’eau plus conservatrices. La baisse de linéaire protégé peut ainsi aller « jusqu’à 30 % à 40 % » par rapport aux cartes IGN.
Résultat : 58 recours gracieux et 39 recours contentieux avaient été déposés en 2019 par des associations environnementales (FNE notamment), des représentants du monde agricole (FNSEA, chambres d’agriculture, agriculteurs), et des fédérations de pêche. Le gouvernement, enfin, allait devoir remettre le sujet sur la table puisque l’arrêté du 4 mai 2017 a été partiellement annulé par le Conseil d’État le 26 juin 2019. La raison ? « Il ne protège pas suffisamment la santé publique et l’environnement. » CQFD.
Dans une étude publiée le 13 juillet 2020 sur Métropolitiques7, un groupe de chercheurs dressait un état des lieux cinq ans après le cadeau de Ségolène Royal : « Alors que la démarche s’inscrivait initialement dans un souci d’apaisement et une volonté de concertation, l’outillage mobilisé a au contraire cristallisé des tensions, notamment dans les zones d’agriculture intensive comme en Seine-et-Marne. La volonté des grands exploitants de réduire les restrictions et contrôles sur l’usage des intrants agricoles dans le cadre du maintien d’un système d’agriculture productiviste se confronte aux enjeux environnementaux et sanitaires portés par des acteurs locaux (collectivités locales, associations de pêche, associations de protection de l’environnement). »
Et de conclure que « la (nouvelle) cartographie en cours dévoile des conceptions de la nature guidées par des objectifs opposés : protection des milieux aquatiques et de la santé publique contre exploitation agricole intensive ». Décidément, une instruction royale qui coule de sens.
Marc Laimé
Illustration : Dobritz
Paru dans La Brèche numéro 7 (février-avril 2024)
- Communiqué de presse de Mme Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, 21 avril 2015 ↩︎
- « Cours d’eau : la sortie du flou et des condamnations arbitraires », L’Oise agricole, 30 avril 2015 ↩︎
- « Nos rivières mises en grave danger par de nouvelles politiques publiques », lettre ouverte à M. le président de la République, FNPF et FNE, 28 avril 2015 ↩︎
- « De 20 % à 30 % des cours d’eau du département seront rayés de la carte », Sud-Ouest, édition Haute-Garonne, 21 février 2016 ↩︎
- « Protection des points d’eau. Évaluation de la mise en œuvre de l’arrêté du 4 mai 2017 », Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), mars 2019 ↩︎
- Arrêté du 4 mai 2017 relatif à la mise sur le marché et à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et de leurs adjuvants ↩︎
- « Cartographier une nature hybride – Les enjeux de la nouvelle cartographie des cours d’eau en France », Métropolitiques, 13 juillet 2020 ↩︎