Derrière ChatGPT, zéro limite et l’apocalypse comme projet politique

OpenAI n’est pas seulement à l’origine du célèbre robot conversationnel ChatGPT, mais porte également un projet politique qui infuse en haut lieu. Derrière celui-ci se trouvent quatre milliardaires transhumanistes réputés de la Silicon Valley : Peter Thiel, Elon Musk, Sam Altman et Reid Hoffman. Aucune limite économique, morale ou juridique ne saurait contredire leurs investissements dans la conquête de la vie éternelle. La seule qu’ils tolèrent serait l’apocalypse technologique, mais ils y sont déjà préparés.

Sam Altman a désormais ses habitudes à Paris. Son premier passage connu date d’avril 2017 : il rencontre Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle, « à la demande du candidat, pour une discussion sur la robotisation et le revenu universel », nous renseigne Le Monde1. Quand Altman revient à Paris le 23 mai 2023, alors que l’Union européenne discute de l’AI Act, chez qui descend-il ? Comme en 2017 : d’abord chez Macron, à l’Élysée, puis à Station F, chez Xavier Niel, où il est venu porter un message : « Si nous pouvons nous conformer [à la future loi], nous le ferons. Sinon, nous cesserons d’opérer en Europe. » Alors forcément, on l’écoute. Et ce n’est pas franchement rassurant.

Place à la « mafia PayPal »

L’histoire des créateurs de ChatGPT débute en entrepreneurs classiques. Reid Hoffman et son ami Peter Thiel se rencontrent pendant leurs études à Stanford à la fin des années 1980. Ils créent en 2000 avec Elon Musk le service de paiement en ligne PayPal. Richissimes, ils investissent dans Linkedin, Youtube, Facebook, Palantir, et de quoi épaissir leur portefeuille de « capital risqueurs ». On les surnomme : la « mafia PayPal ». Ils embauchent le petit dernier en 2015, Sam Altman, salué alors comme le génie d’Y Combinator, un « accélérateur de start-up » qui lança notamment Airbnb.

Dans la salle de conférence d’OpenAI, une citation s’affiche au mur : « La question cruciale n’est pas ce que nous savons, mais ce que nous faisons de ce que nous savons… » De cette fadaise, c’est l’auteur qui compte : l’amiral Hyman Rickover, ingénieur de la Navy mort en 1986, créateur dans les années 1950 du premier sous-marin nucléaire et du premier réacteur civil. Les quatre nouveaux amis fondent OpenAI en 2015 comme un « projet Manhattan » de ladite « intelligence artificielle ». Ils partagent avec le programme d’élaboration de la bombe atomique davantage que des liens financiers avec le ministère de la Défense : la conviction d’envoyer l’humanité sur une voie sans retour. Car leur ambition est grandiose, et dépasse grandement leur seule IA. Ils investissent tous azimuts, de l’ADN à la Lune.

Fusionner le cerveau et la machine

Jusqu’à sa propulsion devant les médias du monde entier grâce à ChatGPT, en novembre 2022, le PDG d’OpenAI Sam Altman exprime sans filtre ses desseins pour l’humanité. Au New Yorker venu en 2016 le questionner sur les dangers de l’intelligence artificielle, il répond qu’entre l’homme et la machine, « la fusion a commencé. Tout scénario sans fusion sera conflictuel : soit nous asservissons l’IA, soit elle nous asservit. Le scénario le plus fou serait que nous téléchargions nos cerveaux dans le cloud. J’adorerais ça. »2 Un cerveau téléchargé dans une machine serait la meilleure expression de « l’intelligence artificielle ».

Altman venait de fonder avec Elon Musk l’entreprise Neuralink : des implants neuronaux pour contrôler des machines par la pensée. Début 2024, la Food and Drugs Administration leur autorise l’implant d’une première puce électronique chez un sujet tétraplégique de 29 ans. Ce dernier peut désormais déplacer une souris d’ordinateur et jouer à Mario Kart. À plus long terme, Altman propose avec son entreprise Nectome de cryogéniser des cerveaux préalablement euthanasiés à des fins de résurrection future : « Je suppose que mon cerveau sera téléchargé dans le cloud »3, espère-t-il à défaut de vivre éternellement. A-t-il glissé cette idée à Emmanuel Macron lors de leurs rencontres ?

Quatre garçons en quête du gène de l’immortalité

Le supposé génie d’OpenAI a fondé en 2019, avec son compagnon d’alors Matt Krisiloff , une entreprise de gamétogenèse, appelée Conception, capable aujourd’hui de produire des ovules humains à partir de cellules sanguines. La technique permettrait aux femmes ménopausées comme aux couples homosexuels d’avoir leurs enfants biologiques. Et comme les techniques génétiques le permettent, Conception propose « une sélection et une édition génomique à grande échelle des embryons »4, pour des humains génétiquement « optimisés ». L’entreprise est démiurgique.

« Soit nous asservissons l’IA, soit elle nous asservit »

Sam Altman, PDG d’OpenAI

En janvier 2022, quelques mois avant la mise sur orbite de ChatGPT, Altman ne touche plus terre : « Nous pouvons coloniser l’espace. Nous pouvons faire marcher la fusion nucléaire et massifier l’énergie solaire. Nous pouvons guérir toutes les maladies. Nous pouvons construire de nouvelles réalités. »5 Bouffée délirante ou plan d’action ? Altman partage avec son ami et mentor Peter Thiel, le plus fantasque des entrepreneurs transhumanistes, l’objectif de repousser la mort indéfiniment. Il investit alors 180 millions de dollars dans Retro Biosciences, une « start-up de la longévité » spécialisée dans le rajeunissement du plasma sanguin et la reprogrammation cellulaire. Leur seul frein réside dans les encadrements de certaines recherches et les délais de mise sur le marché. Mais à cœur vaillant, rien n’est impossible.

Un « paradis » libertarien au Honduras

Peut-être vous souvenez-vous du Seasteading Institute ? Thiel et Musk projetaient au début des années 2010 de quitter la terre ferme pour des villes flottantes dans les eaux internationales, hors de toute législation. Mais le projet s’est avéré techniquement compliqué. Ils re-migrèrent vers le continent. Altman et Thiel financent désormais la Praxis Nation, un projet de ville-start-up utopique décrétée « zone d’accélération » nucléaire, biotechnologique et informatique : « Nous pouvons voyager aux confins de l’univers, apprendre les secrets de la réalité et vivre éternellement », assurent leurs fondateurs, qui lorgnent déjà sur le Vanuatu, dans le Pacifique6. Entre libertariens riches en cryptomonnaies, la vie sera fluide.

Le projet sécessionniste le plus abouti s’appelle Prospera, sorte de ville-franche planquée sur une île du Honduras. Un paradis fiscal et légal financé notamment par Peter Thiel dans lequel la clinique « Vitalia » propose de rendre la mort « optionnelle », grâce à des traitements à partir de cellules souches, l’injection de régénérateurs musculaires, voire de sang frais : « Si un médecin réalisait aux États-Unis les expériences qui sont faites ici, il perdrait sa licence. Mais Prospera écrit ses propres protocoles », rassure le chirurgien « biohackeur »7. Ces Dr. Frankenstein modernes n’expriment pas le moindre doute éthique sur leurs bidouillages, pas plus que leurs homologues n’en ont sur le cerveau, l’édition génétique, l’intelligence artificielle.

Un bunker si ça tourne à l’apocalypse

Les fondateurs d’OpenAI ont créé ChatGPT pour « empêcher l’intelligence artificielle d’anéantir accidentellement l’humanité »8. Dans le doute, craignant que des innovations ne s’auto-engendrent dans une « boucle récursive » incontrôlée, Altman confiait en 2016 ses précautions en cas de fuite de « virus synthétique mortel », « d’attaque par une IA » ou de « guerre nucléaire » : « J’ai des armes, de l’or, de l’iodure de potassium, des antibiotiques, des piles, de l’eau, des masques à gaz des forces de défense israéliennes et un grand terrain à Big Sur vers lequel je peux voler. » En cas de gros dégâts, il rejoindrait le bunker de Peter Thiel en Nouvelle-Zélande. Sans plus d’égards pour le reste de ses congénères humains.

Ces ingénieurs-entrepreneurs de la « mafia PayPal » disent ce qu’ils font et font ce qu’ils disent. Ils sont fascinés par leur propre puissance technologique, qu’ils porteront jusqu’à son ultime conséquence. À se demander si plutôt que d’évoquer des génies, il ne faudrait pas plutôt parler de cas cliniques.

TomJo

Illustration : Rémy Cattelain

Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)

  1. « La tech doit être une force politique », Le Monde, 26 juillet 2017 ↩︎
  2. « Sam Altman’s manifest destiny », The New Yorker, 3 octobre 2016 ↩︎
  3. « Nectome veut sauvegarder vos souvenirs dans le cloud », Les Échos, 3 avril 2018 ↩︎
  4. « How Silicon Valley hatched a plan to turn blood into human eggs », MIT Review Technology, 28 octobre 2021 ↩︎
  5. « Derrière l’intelligence artificielle, le retour d’utopies technologiques », Le Monde, 13 juin 2023 ↩︎
  6. Cf. https://praxisnation.com ↩︎
  7. « Prospera, une étrange enclave libertarienne totalement privée au Honduras », Le Monde, 17 août 2024 ↩︎
  8. The New Yorker, art. cit. ↩︎