Boire ou conduire : la voiture électrique en grande pompe

C’est au motif de la fermeture des mines que le Nord-Pas-de-Calais est devenu la première région automobile de France à partir des années 1960. Aujourd’hui, l’alliance des mots « Emploi », « Climat » et « Souveraineté » est parvenue à éteindre tout esprit critique au sujet de l’automobile électrique. Avant de s’implanter, les industriels exigent pourtant de l’eau, de l’électricité, des ouvriers et des deniers publics dans des proportions astronomiques. Aux États de se plier à leurs exigences.

Drache signifie « pluie battante » en picard. Voguant de marais en marées depuis 10 000 ans, les Hauts-de-France ne sont plus menacés par les eaux mais par son absence. Les préfets des Hauts-de-France, région de la drache donc, signent des arrêtés sécheresse tous les étés depuis 2017. A-t-on jamais entendu l’un d’eux refuser une usine au motif de pénurie ? « Le préfet est prêt à toutes les entorses au nom de l’économie », nous confie un habitué des concertations en préfecture.

Le préfet du Pas-de-Calais, Louis Le Franc, avait assuré aux patrons d’ACC, l’usine de batteries inaugurée à Douvrin en mai dernier, se mettre pour eux « en mode projet ». Il leur accorde en effet 60 000 m3 d’eau potable et 900 000 m3 d’eau industrielle pour 450 000 batteries par an. L’Autorité environnementale, le bureau d’études du ministère de la Transition hébergé par ledit préfet, juge le dossier de « bonne qualité », bien que l’industriel n’ait évalué ni l’impact des prélèvements « sur l’ensemble du réseau hydrographique », y compris les nappes phréatiques et les zones humides, ni celui « du changement climatique sur la ressource en eau »1. C’est cela, le « mode projet ».

De Valenciennes à Dunkerque, la future « vallée de la batterie » pompera l’équivalent d’une ville de 77 200 habitants

Dans le Dunkerquois, l’industrie consomme plus d’eau que les habitants. Le sidérurgiste ArcelorMittal, déjà premier pompeur de la région, s’augmentera en 2024 d’une ligne d’« acier électrique » dédiée à l’automobile nucléaire. Cette nouvelle ligne de production consommera 350 000 m3 d’eau par an. Non loin, la future usine de batteries du Taïwanais ProLogium, annoncée sur place par Emmanuel Macron lui-même le 12 mai dernier, réclame déjà 2,6 millions de m3 par an. Enfin, le producteur de cellules électriques Verkor s’apprête quant à lui à pomper 110 000 m3 d’eau industrielle et 75 600 d’eau potable. Pour l’Autorité environnementale : « Le dossier présenté est solide. »

Pour terminer la visite de la future « vallée de la batterie », à Douai, le Chinois Envision devrait à terme sortir 400 000 batteries par an, notamment pour la future R5 électrique produite à côté. L’usine pompera directement dans la Scarpe, un affluent de l’Escaut, 127 750 m3 par an. On apprend en passant que « Renault dispose d’une convention de prélèvement d’eau de la Scarpe avec VNF qui permet de prélever un volume de 198,7 m3/h, 24h/24, 365 jours/an »2. L’équivalent d’une ville de 31 000 personnes.

Maintenant, sortons notre boulier. Une personne consomme en moyenne 55 m3 d’eau chaque année. Sans compter ce que l’automobile consomme déjà pour l’acier, les pneus, les plastiques, les boîtes de vitesse, la peinture… les besoins en « eau électrique » s’élèveront à 4 251 350 m3/an. De Valenciennes à Dunkerque, la future « vallée de la batterie » pompera ainsi l’équivalent d’une ville de 77 200 habitants, ce qui en ferait la quatrième ville du Nord-Pas-de-Calais. Boire ou conduire, le dilemme n’aura jamais été aussi cruel.

Ces usines pompent aussi les finances publiques

Pas un mois ne passe sans une annonce fracassante : levée de fonds à deux milliards d’euros par les batteries Verkor à Dunkerque ; 20 000 emplois attendus dans le Nord pour les voitures électriques; 3,4 millions de voitures produites chaque année d’ici la fin de la décennie. Les chiffres tombent comme des cadeaux échappés de la hotte du père Noël. Mais l’État se montre reconnaissant.

La nouvelle usine de Douvrin consommera à terme 1 080 GWh par an, l’équivalent de 485 829 habitants, davantage que toute ville de la région. La prochaine à ouvrir, Envision à Douai, battra des records en consommant 1 920 GWh (863 000 hab.). En plus de disposer des cours d’eau, de l’énergie atomique de la centrale EDF de Gravelines, et des ouvriers débarqués de la filière automobile thermique, ACC Douvrin (Stellantis, Mercedes, Total) empoche 1,3 milliard d’euros d’argent public (Europe, État, collectivités). Soit le tiers de ses investissements – ou dix ans de salaires pour les 2 000 ouvriers annoncés. ProLogium recevra quant à elle 1,5 milliard de la part de l’État français sur les 5,2 milliards nécessaires à son usine dunkerquoise. Les industriels ne s’installent guère avec moins d’un tiers de leurs investissements payés par l’impôt.

Mais ce qui stupéfie le plus est assurément le rapport que les industriels entretiennent avec leurs territoires d’accueil. Au Canada par exemple, quand le patron de Stellantis, Carlos Tavarès, apprend que son usine de batteries devrait recevoir moins de subventions que celle de son concurrent Volkswagen, il annule tout, remballe ses promesses d’emplois, et s’en va chercher un paradis automobile ailleurs.

Avec de telles exigences, on comprend mieux les ronds de jambe des chefs d’État quand Elon Musk annonce une deuxième « gigafactory » Tesla pour l’Europe.

Thomas Wonder

Illustration : Vincent Chambon

  1. Avis de l’Autorité environnementale Hauts-de- France du 27 juillet 2021, mrae.developpement-durable.gouv.fr ↩︎
  2. Étude d’impact du projet Envision, 20 mai 2022 ↩︎