Bernard Friot : « Une dérive de soumission à la loi du profit »
Le sociologue et économiste Bernard Friot est un spécialiste du régime général de la Sécurité sociale et de la cotisation sociale. Rencontre pour une lecture des dérives de notre système de soins.
En mars 1944, le Conseil national de la Résistance propose un « plan complet de sécurité sociale » dans son programme. Le 27 octobre 1946, le préambule de la Constitution de la IVe République reconnaît le droit de tous à « la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Comment cela s’est-il déroulé ?
« Contre la fable de la prétendue naissance de la Sécurité sociale en 1945, il faut rappeler qu’il y avait alors 1 000 caisses de sécurité sociale, 70 000 salariés qui travaillaient dans ces caisses. Il s’agissait d’une institution très importante mais illisible car faite de régimes très hétérogènes, et pour l’essentiel dirigée par le patronat. Les militants, communistes pour une grande part, vont subvertir cette institution patronale de manière spectaculaire. Sous la direction d’Ambroise Croizat, ministre communiste et secrétaire de la fédération de la métallurgie de la CGT, le régime général de Sécurité sociale est mis en place au cours du premier semestre 1946. C’est un incontestable conquis qui sort partiellement la Sécurité sociale de l’orbite patronale et étatique. Il devient un dispositif universel, géré en notable partie par les travailleurs et unifié autour d’un taux unique de cotisation interprofessionnel, alors que les multiples caisses étaient jusque-là financées selon des taux très variables. Dans ce cadre-là, les travailleurs élus gestionnaires du régime général vont pouvoir contribuer à changer les choses en matière de santé. »
Quelle est la pierre angulaire de ce système et des changements qui vont s’opérer ?
« Les deux segments d’un système de soins, l’hôpital et les soins de ville, trouvent une mutation considérable entre la fin des années 1950 et les années 1970 à partir d’une augmentation significative du taux de cotisation1 à la Sécurité sociale. Il était de 33 % du salaire brut dans les années 1950. À la fin des années 1970, il sera de 55 %. L’Assurance maladie est alors très richement dotée d’un salaire socialisé qui va permettre à ces gestionnaires modestes qui gèrent l’institution de contribuer à la mise en place d’un dispositif qui a des qualités telles que, dans les années 1980 et pour des décennies, nous serons au premier rang mondial des systèmes de production de soins.
La nouveauté inouïe est que ce salaire socialisé en grande progression va être avancé pour financer l’investissement hospitalier et la rémunération des personnels. Dans les années 1960, on transforme les hospices en hôpitaux, on crée des CHU, on construit des maternités, à raison d’un établissement par jour. Un investissement énorme qui se fait sans appel au marché des capitaux, sans partenariat public-privé… avec certes du crédit public, mais aussi une part notable de subventions de l’Assurance maladie. Les hôpitaux subventionnés n’ont pas à rembourser comme aujourd’hui une dette, et les soignants soignent pour soigner et non pas pour rembourser la dette. La situation est d’autant plus intéressante que les professionnels, quant à eux, sont, pour les hospitaliers, libérés du marché du travail puisqu’ils sont fonctionnaires, et pour les libéraux, libérés du marché capitaliste grâce à un marché négocié des actes de soins avec la construction du conventionnement, à partir de 1961. La production de soins va progressivement représenter 10 % du PIB. Que l’investissement ne dépende pas d’une avance en capital, que les soignants soient libérés des marchés capitalistes, et que ce soit un grand succès, nous avons là une innovation sociale absolument phénoménale qui va faire l’objet d’une haine de classe. Quand les travailleurs entreprennent une production de 10 % du PIB hors de la logique capitalistique, cela signifie pour le patronat qu’il s’agit d’une institution qu’il faut détruire. La classe dirigeante s’attaque en permanence aux conquis stratégiques. La production de soins en sécurité sociale en fait partie. »
Quelle est la première étape du démantèlement de ce régime ?
« Ça démarre en 1967, sous de Gaulle, lorsque la gestion des travailleurs est remplacée par le paritarisme : le patronat est à la manœuvre en matière de sécurité sociale. En 1996, Juppé achève la chose en confiant à l’État le dispositif. L’État se met au service du capital, des marchés financiers, dans la logique de faire de l’Assurance maladie une vache à lait du marché capitaliste. Un des points majeurs est le gel du taux de cotisation à partir des années 1980. Alors que les besoins sont croissants, ça entraîne un endettement. Et l’endettement est le retour à la logique capitaliste.
Le deuxième élément est la privatisation des opérateurs pharmaceutiques, des producteurs de matériel médical… ainsi que le poids croissant des groupes immobiliers dans la construction et la propriété des murs. Ce qui est rentable pour le capital, ce n’est pas tellement d’être propriétaire de l’établissement mais d’être propriétaire des murs et de louer. Quant à la construction des murs par des partenariats public-privé, elle donne de véritables catastrophes financières pour les hôpitaux. Il y a une dérive de soumission à la loi du profit d’une institution qui était à l’origine complètement hors de cela.
« On a prouvé que l’on peut parfaitement mettre en place un système de soins considérable sans aucun endettement »
Je voudrais insister sur le troisième élément, car sa nocivité est insuffisamment perçue. C’est la distinction de deux piliers : les soins de base – le “panier de soins” – prétendument universels et devant relever de la “solidarité nationale”, et ceux relevant, tout aussi prétendument, de choix personnels. Le premier pilier est financé par la CSG et les dotations budgétaires se substituant aux cotisations patronales exonérées : les cotisations patronales connaissent une réduction considérable pour les bas salaires depuis les années 1990 (elles ont pratiquement disparu au niveau du SMIC) et ces exonérations concernent aujourd’hui la grande majorité des salaires, tandis que depuis Jospin la CSG s’est substituée à la cotisation salariée. Le second pilier est de plus en plus important et relève de la prétendue “assurance maladie complémentaire”, alors qu’elle n’est pas complémentaire mais contradictoire au régime général rebaptisé “assurance maladie obligatoire” : il ne s’agit plus de cotiser selon ses capacités et d’avoir des prestations en fonction de ses besoins, mais de la logique assurantielle capitaliste de presta-ions en fonction de ses cotisations. C’est la dérive que nous connaissons depuis trente ans, avec, en cheval de Troie du second pilier, les mutuelles qui se présentent sous le masque flatteur de la “non-lucrativité” alors que leur logique assurantielle mine la logique de Sécurité sociale. Résultat : le système hospitalier a de plus en plus vocation à assurer les soins de base, les soins lourds et les moins rentables. La dérive du système hospitalier renvoie à ce partage des activités entre un hôpital public voué au non rentable, et un privé qui se réserve le rentable. L’hôpital est victime d’une bureaucratisation effrayante. Les gestionnaires décident des types de soins produits, parce qu’il faut rembourser la dette de l’hôpital. »
Comment cela a-t-il impacté les conditions de travail des soignants ?
« Les conditions de travail actuelles sont beaucoup plus mauvaises qu’il y a quarante ans. À ce moment-là, les hôpitaux étaient subventionnés, et non pas endettés. Alors, les soignants travaillaient pour soigner et étaient heureux puisque c’était leur vocation. Aujourd’hui, la prise de pouvoir de gestionnaires remplaçant la clinique par des protocoles pour “lutter contre le déficit” est une source de souffrance énorme pour les soignants qui n’ont plus de maîtrise sur leur travail. »
On nous parle constamment de rénover, révolutionner… Quelle serait la grande réforme pour sauver l’hôpital public ?
« Ce qui est présenté comme “la réforme”, c’est toujours revenir à la gestion patronale qui ne marche pas. Il faut sauver l’hôpital de ceux qui disent à la place des professionnels du soin ce qu’il faut faire. Il faut remettre la décision de soins aux soignés et aux soignants. Et cela suppose un enrichissement de la citoyenneté (je renvoie aux développements sur ce point dans En travail et Prenons le pouvoir sur nos retraites2).
Il faut aussi nous libérer de l’idéologie de la dette initiale nécessaire à toute production. Parce qu’on a prouvé que l’on peut parfaitement mettre en place un système de soins considérable sans aucun endettement vis-à-vis de prêteurs ou d’investisseurs qui sont des prédateurs. Il faut bien sûr une avance monétaire, et toute production peut se faire par une avance des salaires. Ça s’est fait pour le soin de santé dans les années 1960. Maintenant, c’est à nous de reprendre le flambeau en généralisant la Sécurité sociale à toute la production. »
Est-ce que le modèle mis en place en 1946 pourrait fonctionner aujourd’hui ?
« La dérive de l’appareil de soin ne le disqualifie pas entièrement. Il se fait toujours des choses remarquables. La mémoire de l’institution telle qu’elle se crée dans les années 1960 peut, si des militants s’en emparent, pousser à une Sécurité sociale sans CSG ni régimes complémentaires, gérée par les travailleurs. Rien n’est impossible. Et bien sûr que ça marchera. »
Pour panser les déserts médicaux, le manque de lits et de personnel dans le domaine hospitalier, la réponse du gouvernement se limite à la technologie. Quel est votre regard sur cette technophilie ?
« C’est une imposture. Chacun sait que le soin repose sur la relation interpersonnelle entre soignés et soignants. Cette interaction de personnes ne peut être remplacée par des machines ou des consultations à distance. On prétend lutter contre les déserts médicaux en mettant des bornes dans des gares. Tout ça, ce sont des âneries… »
Propos recueillis par Clément Goutelle
Illustration : Gui Mia
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- Le taux de cotisation rapporte les deux cotisations, dites « salarié » et « employeur », au salaire brut des salariés ↩︎
- En travail, conversation sur le communisme, Bernard Friot, Frédéric Lordon, La Dispute, 2022 ; Prenons le pouvoir sur nos retraites, Bernard Friot, La Dispute, 2023 ↩︎
- La Bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, Nicolas Da Silva, La Fabrique, 2022 ↩︎
L'Assurance maladie, système (encore un peu) redistributif
« De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins », résume la philosophie de la Sécurité sociale, fondée en 1945 par le Conseil national de la Résistance (CNR). « L’enjeu n’est pas l’argent mais le pouvoir. [...] Non seulement la classe ouvrière dirige une institution d’ampleur, libérée de toute forme de paternalisme social, mais elle finance en plus le développement de la production de soin en dehors des contraintes du capital et de l’État », souligne l’économiste Nicolas Da Silva, dans La Bataille de la Sécu3.
Au sein de la Sécurité sociale cohabitent plusieurs caisses, dont celles de l’Assurance maladie. Ces dernières sont principalement financées par les cotisations sur les salaires des actifs, et permettent de couvrir les dépenses de santé des personnes qui y sont affiliées et qui en ont besoin, dans l’objectif d’éviter que celles-ci ne renoncent à des soins en raison d’un coût trop élevé – en cas d’hospitalisation longue ou de maladie chronique, par exemple. Elles ont aussi été à l’origine d’investissements massifs qui ont permis la construction de nombreux CHU. Gérées conjointement par des représentants des salariés – initialement majoritaires et dont le pouvoir décisionnel a été amoindri avec les réformes successives – et du patronat, elles continuent de prendre en charge la majeure partie des dépenses de santé, même si la place accordée aux organismes privés dans les remboursements croît au fil des projets de loi. « La réduction des capacités publiques de production de soin a engendré une industrialisation et une dépossession du travail de soin. [...] Non seulement l’État s’est réapproprié la Sécurité sociale, mais il s’est aussi réapproprié la définition du travail de soin – au détriment des professionnels et des patients », analyse Nicolas Da Silva. Depuis la fin des années 1960, le régime de Sécurité sociale est détricoté, promouvant ainsi progressivement un système dans lequel chacun s’assure individuellement, loin de l’idéal prôné par le CNR... L’économiste met en lumière le gigantesque gaspillage d’argent dû aux complémentaires santé : « Un récent rapport du Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie démontre qu’en remplaçant en partie les complémentaires santé par la Sécurité sociale, il serait possible d’économiser plus de 5 milliards d’euros par an. » Si cela n’est pas appliqué, c’est que « les obstacles sont souvent beaucoup plus politiques que financiers ».
Une commission d’enquête parlementaire sur l’hôpital public a été créée mi-avril, à la demande de Christophe Naegelen, coprésident du groupe Liot – Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, groupe centriste. Ce dernier souhaite « redonner ses lettres de noblesse » au système de santé français. « L’objectif est double. D’un côté, comprendre comment on en est arrivé là et ensuite d’avancer des solutions. Nous voulons proposer une explication claire. J’ai énormément de questions sur le numérus apertus, la liberté d’installation, etc. », nous explique-t-il. Le compte rendu des travaux de la commission d’enquête est prévu pour le 8 octobre. D’ici là, on l’invite à la lecture de l’ouvrage de Nicolas Da Silva qui lui donnera quelques notes d’espoir : « Alors que le régime général de Sécurité sociale a été construit en 1946 dans un pays ruiné par la guerre, pourquoi serions-nous incapables aujourd’hui de l’étendre dans un pays qui n’a jamais été aussi riche ? »