Avec le numérique, le service public offert au secteur privé

Censé entraîner une diminution des dépenses publiques, notamment à la faveur de la digitalisation des démarches administratives, le déploiement du numérique au sein des administrations françaises est surtout synonyme d’une délégation croissante des prérogatives de l’État au privé. Dans le même mouvement, l’émergence des plates-formes numériques, largement encouragée par l’exécutif, met à mal les collectivités locales.

En mars 2022, un rapport sénatorial1 a fait grand bruit. Présidé par Arnaud Bazin (Les Républicains) et rapporté par Éliane Assassi (Parti communiste), ce dernier revenait alors sur « l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques », à la suite de ce qui fut qualifié « d’affaire McKinsey ». Les travaux de cette commission d’enquête ont ainsi mis au jour les importantes dépenses de l’État français liées au numérique. En 2021, ce sont en effet pas moins de 646,4 millions d’euros – représentant 72 % du total des dépenses de conseil – qui ont été versés pour des prestations de conseil en informatique, n’incluant donc ni l’achat ni la réalisation de solutions logicielles. Plus du double en comparaison de l’année 2018 et ses 279,4 millions d’euros.

Un transfert des missions du public vers le privé

Le programme « Action publique 2022 », lancé en octobre 2017 par le gouvernement et dont un des objectifs était de numériser les démarches administratives, visait pourtant à « baisser la dépense publique pour les contribuables », en « s’appuyant notamment sur les leviers du numérique et de l’innovation ». À la lecture du rapport, il semble donc que le lien entre la transformation numérique de l’État et la diminution des dépenses publiques ne soit pas si évident. La faute en partie au recours à des prestataires externes, alors que les compétences sont parfois présentes dans les administrations, comme l’expliquait Lucie Castets, co-porte-parole du collectif « Nos services publics », à l’antenne de France Culture2 :

« Il n’y a pas ce réflexe de […] se tourner vers soi-même pour regarder si la compétence existe en interne, pour la raison culturelle qui est de penser que le privé sait mieux faire, qu’il est plus efficace, qu’il le fera plus rapidement. Or, ce n’est pas toujours le cas. »

« On a progressivement transféré à des entreprises des missions qui étaient soit des missions de service public, soit plus largement des missions d’intérêt général »

Lucie Castets, co-porte-parole du collectif « Nos services publics »

Cette fonctionnaire, en poste à la mairie de Paris au moment de la rédaction de cet article, est désormais connue du grand public comme candidate à Matignon pour le Nouveau Front Populaire. Elle fait partie des nombreux agents à déplorer une numérisation massive des procédures, laquelle limite leurs prérogatives et renforce la place des entreprises privées, comme elle le soulignait dans la même émission : « On a progressivement transféré à des entreprises des missions qui étaient soit des missions de service public, soit plus largement des missions d’intérêt général, alors qu’auparavant [elles] étaient plutôt dévolues à des services publics d’État ou de collectivités territoriales. » Cette numérisation a également eu pour conséquence d’éloigner certains publics des démarches administratives. Un rapport de la Défenseure des droits, rendu public en 20223, estimait ainsi « à 13 millions le nombre de personnes en difficulté avec le numérique dans notre pays », que cela concerne des personnes âgées, détenues4, précaires ou en situation de handicap. Mais au-delà des conséquences sur les usagers, se pose aussi la question de celles qui affectent les collectivités.

Des plates-formes qui ont « déstabilisé les politiques publiques »

L’émergence de plates-formes de mise en relation directe des usagers avec des fournisseurs de biens ou de services a en effet eu d’importants impacts sur les acteurs publics, comme l’explique Gilles Jeannot, sociologue et chercheur au laboratoire Techniques, territoires et sociétés, dans l’ouvrage qu’il a coécrit avec Simon Cottin-Marx5 : « Des entités sont venues déstabiliser les politiques publiques, à l’image des plates-formes dont le champ d’intervention est initialement contrôlé par le public : Uber pour le transport de personnes, Airbnb pour le logement ou encore Waze pour le trafic routier. Ce dernier fournit des informations qui sont habituellement données par les services publics, via les panneaux d’affichage, par exemple. S’il peut être utile à titre individuel, il y a en revanche des moments où il est contre-productif pour la collectivité, notamment lorsqu’il entraîne des flots de circulation dans des rues qui ne sont pas prévues pour ça. Ces exemples illustrent des recoupements, des interférences entre public et privé. »

Malgré les répercussions, le gouvernement français a encouragé l’implantation de ces plates-formes d’après notre interlocuteur : « L’État était évidemment favorable à celles-ci, considérant qu’elles contribuaient à déstabiliser des positions établies, à l’image de la figure honnie du taxi, remise en cause par l’introduction de Uber. En revanche, on observe que certaines villes, plutôt les plus grandes – qui voient les effets négatifs de ces plates-formes : multiplication des dark stores (commerces fermés au public, destinés aux commandes en ligne, NDLR) ou des trottinettes dans l’espace public – se sont opposées à cette logique. »

Leur marge de manœuvre reste toutefois limitée : « Si l’offre économique de la plate-forme est un peu fragile et que les pouvoirs publics se mobilisent contre, comme ce fut le cas pour les dark stores, on voit que la situation peut se retourner et conduire à une faillite. Mais face aux acteurs d’un poids économique majeur, comme les Gafam, le rapport de force n’est pas en faveur des collectivités. »

« Le numérique renforce les plus forts »

Pour Gilles Jeannot, « une des choses qui se passe avec le numérique est que, d’une certaine manière, il renforce les plus forts : ceux qui y ont accès, ceux qui le maîtrisent ». Ce constat s’est notamment imposé au moment de la crise du Covid : « Lorsque le gouvernement a choisi de transférer à Doctolib les prises de rendez-vous pour les vaccinations, les “plus malins” ont profité de l’outil pour réserver des créneaux qui ne leur auraient normalement pas été dévolus, les Parisiens allant par exemple se faire vacciner en Seine-Saint-Denis, au détriment des résidents de ce département. » Renforcer les plus forts et laisser les plus faibles de côté, à mesure que le numérique et son cartel d’entreprises s’imposent dans nos quotidiens. Soit l’exact inverse de la devise qui s’affiche en lettres majuscules sur les frontons des bâtiments qui abritent nos services publics.

Jp Peyrache

Illustration : Bouzard

Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)

  1. « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques », rapport n° 578 (2021-2022) de Mme Éliane ASSASSI, déposé le 16 mars 2022 ↩︎
  2. « État et numérique, vers une privatisation des services publics ? », Le meilleur des mondes, France Culture, 10 février 2023 ↩︎
  3. « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? », rapport de la Défenseure des droits, 16 février 2022 ↩︎
  4. « Internet en prison : derrière les barreaux, la déconnexion », La Brèche n° 6, décembre 2023-janvier 2024 ↩︎
  5. Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, La Privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, Éditions Raisons d’Agir, 2022 ↩︎