Aires marines : tricherie française et protection de façade
La France possède le deuxième espace maritime mondial derrière les États-Unis et est présente dans 4 des 5 océans de la planète : Atlantique, Indien, Pacifique et Austral. Couvert officiellement à 34 % par des aires marines protégées, des chercheurs ont démontré que l’espace maritime français n’était efficacement protégé que sur 1,7 % de sa superficie. Décryptage de ce joli tour de passe-passe.
La France possède le deuxième espace maritime mondial, qui s’étend sur plus de 10 millions de km2 – soit plus de 20 fois la surface des terres – et dans tous les océans sauf l’Arctique. 10 % des récifs coralliens et 20 % des atolls de la planète sont localisés dans les eaux françaises. « Pour protéger la biodiversité marine et les services rendus par les océans, la France a choisi de mener une politique volontariste de création et de gestion d’aires marines protégées dans toutes ses eaux, métropolitaines et ultra-marines. Actuellement, 67 % des récifs d’outre-mer sont couverts par une aire marine protégée. D’ici 2025, la France s’est engagée à protéger l’intégralité de ces récifs », indique le ministère de la Transition écologique. Pour ce faire, le gouvernement crée des aires marines protégées
(AMP) : « Des espaces délimités en mer qui répondent à des objectifs de protection de la biodiversité marine et qui favorisent la gestion durable des activités maritimes. » Voilà pour le discours officiel. Car en réalité, la France a surtout créé une protection de façade.
Des chercheurs du CNRS ont publié une étude montrant que seul un tiers de l’ensemble de ces aires est en capacité d’offrir une réelle protection. « Nous avons analysé les 100 plus grandes AMP du monde, soit 90 % des zones marines protégées à l’échelle mondiale. Et nous avons montré qu’un tiers de cette superficie n’est pas protégé efficacement et qu’un quart n’existe que sur le papier », explique Joachim Claudet, directeur de recherche au Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement du CNRS.
Le problème ? Les AMP françaises se caractérisent par leur grande diversité puisque le Code de l’environnement en recense onze grandes catégories : parcs nationaux, réserves naturelles, zones de conservation halieutique, etc. C’est là que commence le tour de passe-passe. Certaines AMP interdisent les chalutiers et autres activités industrielles, d’autres non, et elles sont présentées comme équivalentes : « Alors qu’avant on avait des zones de non-prélèvement claires, on se retrouve avec des zones avec des protections partielles et certains prélèvements autorisés. Et il n’y a pas de classification de leur niveau de protection. Or, nous avons montré qu’il existe un lien direct entre le niveau de contrainte et l’efficacité. Le niveau de protection est un bon indicateur. Et au-dessous d’un certain niveau de contrainte, ces aires ne sont plus efficaces. » D’après les normes mondiales, les activités industrielles ou extractives comme le chalutage de fonds sont incompatibles avec les AMP. Pourtant l’écrasante majorité des AMP françaises autorise des activités industrielles.
« Une protection de façade qui génère un faux sentiment de devoir accompli »
Joachim Claudet, directeur de recherche au Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement du CNRS.
Plus fort encore, une bonne partie de ces AMP ne sont tout simplement pas mises en place, comme l’ont montré Joachim Claudet et son équipe : « En France, nous avons trouvé une grande part de déclaratif. Comme si dès l’annonce de la construction d’une route, on comptabilisait d’office tous les kilomètres. » Résultat, comme l’a révélé l’ONG Bloom, la France a même l’aire marine « protégée » la plus chalutée d’Europe. Cocorico !
En Méditerranée, la France revendique 60 % d’AMP. Si on enlève les zones uniquement déclarées et non efficaces, ce chiffre est beaucoup moins flatteur : « Seuls 0,1 % des eaux sont couvertes aux niveaux de protection intégrale et haute, et donc efficaces. » Si on élargit à l’Atlantique et à la Manche, la France déclare plus de 40 % : « L’efficacité ne concerne plus que 0,01 % de ces zones. Une protection de façade qui génère un faux sentiment de devoir accompli, regrette Joachim Claudet. Il faudrait arrêter de créer de nouvelles AMP et augmenter le niveau de protection. »
C’est justement ce que préconise la Commission européenne qui a présenté en février 2023 un plan pour la transition de la pêche et la protection des écosystèmes avec comme me- sure phare l’interdiction de la pêche de fond dans les aires marines protégées d’ici 2030. « La France et le gouvernement (sic) sont totalement, clairement et fermement opposés à la mise en œuvre de cette interdiction d’engins de fond dans les aires marines protégées », a affirmé en mars 2023 le secrétaire d’État chargé de la mer, Hervé Berville1. Ajoutant qu’il « faut arrêter d’opposer le développement de la filière halieutique à la question de la protection de la biodiversité marine. Depuis des années, nous menons les deux de front ». Et vu le succès, c’est sûr qu’il serait dommage de changer…
Une gestion stricte des océans profite également aux pêcheurs
« À chaque chalutage en eaux profondes, on supprime 1 000 ans de biodiversité et d’écosystème », expliquait en juin 2023, Gilles Bœuf, professeur émérite à Sorbonne université et président du Centre d’étude et d’expertise sur le biomimétisme (Ceebios)2. Le bilan de l’Office français de la biodiversité est éloquent : 94 % des habitats marins et côtiers d’intérêt communautaire évalués en métropole sont en mauvais état; plus de 56 % des eaux de surface littorales sont considérées en mauvais état (chiffre de 2015) ; 27 % des poissons de la pêche française sont issus de stocks surpêchés; perte de 29 % des coraux, etc.
Au contraire, une gestion stricte des océans profite également aux pêcheurs. La vie aquatique se diffuse à partir des zones « refuges » que sont les AMP, qui constituent une sorte de réservoir pour les pêcheries adjacentes, comme l’explique dans ses recherches Mark John Costello, professeur à l’université du Nord en Norvège3. Sur les 200 études scientifiques analysées par le chercheur, la plupart mettent en évidence les bénéfices induits par ces réserves marines : augmentation des stocks, de la fécondité, des captures et de la taille des poissons…
« Le Cadre mondial pour la biodiversité décline plusieurs objectifs comme 30 % d’AMP mais aussi une gestion durable de ces espaces avec une protection stricte où on ne pêche pas, et on en est très loin », indique Joachim Claudet. Mais certains pays s’y opposent, dont la France. Pourquoi ? Le ministère n’a pas répondu à nos sollicitations. « La France est championne du delta entre ce qu’elle annonce et ce qu’elle fait vraiment. On parle d’aires marines protégées à la française », glisse-t-on en interne. En attendant, Hervé Berville s’est vu octroyer un portefeuille supplémentaire dans le gouvernement Attal : la biodiversité. Il méritait bien ça !
Clément Goutelle
Illustration : Roxane Combes
Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)
- « Hervé Berville s’oppose à l’interdiction du chalut dans les aires marines protégées », Le Marin, 8 mars 2023 ↩︎
- « À chaque chalutage en eaux profondes, on supprime 1000 ans de biodiversité et d’écosystème », Alliance solidaire des Français de l’étranger, 7 juin 2023 ↩︎
- “Evidence of Economic Benefits from Marine Protected Areas” (« Preuve des avantages économiques des zones marines protégées »), Scientia Marina, mars 2024 ↩︎