Pandemic Bond : le flop de Wall Street pour stopper les pandémies
De 2014 à 2016, une épidémie de fièvre hémorragique due au virus Ebola a ravagé plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Partie de Guinée, elle s’est rapidement étendue au Liberia et à la Sierra Leone. D’autres pays ont été touchés plus marginalement comme le Mali, le Sénégal et le Nigeria. Quelques cas seront répertoriés aux États‐Unis, en Angleterre, en Italie et en Espagne, principalement dus au rapatriement de soignants ayant travaillé dans les zones infectées. L’OMS a annoncé officiellement la fin de l’épidémie en janvier 2016. Mais avec 11 000 morts en deux ans, il s’agit de l’épidémie la plus meurtrière de l’histoire depuis la découverte d’Ebola en 1976.
Ebola a frappé les pays les plus pauvres de la planète, dont certains sortaient à peine de décennies de guerre civile (Guinée, Liberia, Sierra Leone). Dans ces pays le système de soins est complètement délabré, voire inexistant. Pour beaucoup d’observateurs, l’OMS qui était censée surveiller l’épidémie a tardé à réagir. Elle a attendu plus de huit mois avant de déclarer l’urgence mondiale. Quant à la Banque mondiale qui débloque des fonds, elle a accusé le même retard. Il a fallu attendre neuf mois pour qu’arrivent quelques millions de dollars quand la facture totale de l’épidémie s’élevait à 53 milliards de dollars. Une goutte d’eau, qui n’aura donc pas empêché des économies et des systèmes de santé de s’effondrer. Les pays occidentaux ont attendu que des cas se présentent sur leur territoire pour contrôler les aéroports. La sonnette d’alarme aura été très tardivement tirée pour empêcher l’épidémie de se répandre.
C’est le moment qu’a choisi Jim Yong Kim, président de la Banque mondiale, médecin de son état, pour demander à des équipes d’économistes de plancher sur une nouvelle façon de débloquer des fonds rapidement. Fin janvier 2015, alors que l’épidémie n’est pas terminée, Jim Yong Kim présente à des étudiants et des professeurs de l’université de Georgetown un nouvel outil de financement censé attirer les investisseurs privés vers le porte-monnaie de la Banque mondiale. Présenté comme un produit innovant, fruit d’un partenariat public/privé, rapidement baptisé Pandemic Emergency Financing Facility, le dispositif vise à copier le mécanisme des « obligations catastrophes » (cat bonds) dont l’objectif est de lever des fonds de manière extraordinaire en cas de tremblement de terre ou d’ouragan. Une sorte d’assurance d’assureurs qui permet de percevoir des sommes importantes en cas d’événements exceptionnels.
L’idée est la suivante : la Banque mondiale émet pour 320 millions de dollars de dette. Si tout se passe bien, il n’y a pas d’épidémie et les investisseurs touchent des intérêts, dont le rendement important se rapproche des junks bonds, les prêts à haut risque de la crise des subprimes. En cas d’épidémie, le paiement des intérêts s’arrête, et l’argent est disponible immédiatement pour la Banque mondiale. En 2017, l’épidémie d’Ebola se termine, et Jim Yong Kim déclare que les pandemic bonds se déclencheront dès le premier cas d’Ebola.
« Une bonne affaire pour les investisseurs, pas pour la santé mondiale »
Pour attirer les investisseurs, il faut un rendement élevé. La tranche A, de 225 millions de dollars, a été conçue pour les grippes et les coronavirus, avec un rendement annuel à 6,9 %. La tranche B, de 95 millions de dollars, concerne Ebola mais aussi les coronavirus. Elle a un rendement plus élevé de 11,5 % car elle est plus risquée et doit se déclencher plus rapidement.
Pour déclencher la tranche A (celle des grippes) il faut 2 500 décès dont 20 hors du pays d’origine. Pour la tranche B, celle concernant Ebola, 250 décès dont 20 dans un deuxième pays. Mais surtout il faut attendre douze semaines avant de déclencher le processus. Douze semaines à compter les morts, pour être bien certain qu’on rentre dans un événement que l’on peut qualifier de « pandémie ».
Entre août 2018 et août 2019, la République démocratique du Congo connaît un nouvel épisode d’Ebola faisant 1 953 victimes. Mais tous les morts sont au sein d’un seul pays et il manque vingt morts en dehors des frontières de la RDC. Le mécanisme ne se déclenche pas. La RDC est le deuxième pays le plus grand d’Afrique et le cinquième plus peuplé. Le non-déclenchement du système est un scandale. Les pandémies ne connaissent pas de frontières mais il faut attendre que le virus en traverse une. Alors la Banque mondiale déclenche un plan d’aide de 300 millions de dollars sur ses fonds propres, indépendamment des fantastiques pandemic bonds qui ne veulent pas se déclencher. « C’était une bonne affaire pour les investisseurs, pas pour la santé mondiale » a déclaré Olga Jonas qui a travaillé trois décennies à la Banque mondiale avant de démissionner. Car pendant ce temps, la Banque mondiale continue de payer des intérêts à haut rendement aux investisseurs privés.
Quelques mois après ce fiasco, le monde est confronté à une nouvelle pandémie. Le Covid‐19 est moins létal qu’Ebola (0,7 % contre 70 %) mais bien plus contagieux. Là encore il faut attendre que ce à quoi nous assistons soit bien considéré comme une pandémie telle qu’elle a été définie dans le rapport de 386 pages des pandemic bonds. Pendant tout le début de l’année 2020, les investisseurs regardent les statistiques espérant que les pandemic bonds ne se déclenchent pas. Le covid s’est développé dans des pays riches et semblait être sous contrôle dans les pays pauvres, les seuls éligibles à l’aide. Mais entre les confinements, les déconfinements, les variants et l’opacité des chiffres chinois, il était difficile de savoir où nous en étions. Les investisseurs espéraient faire traîner l’affaire jusqu’en juillet, quand les liquidités arriveraient à échéance et qu’ils pourraient récupérer leur mise.
Il faut attendre cinq semaines après la déclaration de l’OMS, qualifiant la situation de pandémie mondiale, pour que les pandemic bonds soient lancées. Le 16 avril, alors que le covid a fait 150 000 morts, contaminé 90 000 nouvelles personnes et tué 7 000 personnes par jour, les pandemic bonds se déclenchent. Après avoir versé 96 millions de dollars d’intérêts à des investisseurs privés, la Banque mondiale récupère 195 millions de dollars. Une dizaine de pays touchent de 1 à 15 millions de dollars, une goutte d’eau par rapport à leurs besoins.
Une somme bien maigre pour une institution bénéficiant de 59 milliards par an. Un gouffre financier qui, en plus, n’a pas tenu la promesse de se déclencher rapidement dès le premier cas pour enrayer la chaîne de transmission. Alors que cinq ans plus tôt, Jim Yong Kim annonçait en fanfare la création des pandemic bonds, la fin du dispositif est communiquée en catimini sur le site Internet de la Banque mondiale, en avril 2021.
Antoine Costa
Illustration : Lewko
Sources :
- « Pandemic Bonds, Designed to Fail in Ebola », Nature, 13/08/2019
- « Critics Take Aim at ‘Failure’ of Bond Designed to Fight Disease », Financial Times, 10/03/2020
- « World Bank’s Pandemic Bonds Sink As Coronavirus Spreads », Financial Times, 25/02/2020
- « How Pandemic Bonds Became the World’s Most Controversial Investment », Bloomberg, 9/12/2020
- « Deadly Virus Fails to Trigger World Bank’s Pandemic Bonds », Bloomberg, 10/04/2020