Budapest, Orbán et la loi de la rue
À Budapest, les corps usés des sans-abri conjuguent leurs histoires autour d’une même lutte : empêcher l’application d’une loi constitutionnelle qui fait d’eux des criminels. Ils s’appellent Dodi, Jutka ou Martòn et racontent comment ils se préservent de l’administration Orbán. Récit.
Ce matin, son front usé ne dépassait pas du drap blanc qui lui servait de couverture. Le camp de fortune installé au pied du courant d’air était figé. Elle avait disparu. Pour rejoindre le boulevard Károly, il est commun d’emprunter le passage souterrain qui abrite la station de métro. Les nombreux passants de la galerie du métro Astoria lorgnent l’énorme matelas sale et les sacs plastiques qui, d’ordinaire, forment une forteresse autour d’elle. Aujourd’hui, leurs sourcils froncent comme si le chemin qu’ils empruntaient tous les matins avait été modifié pendant la nuit. Car il était impossible de la manquer. Cette femme est sans-abri, et dans la Hongrie de Viktor Orbán, elle est passible d’une peine de prison.
Depuis quelques jours, les eaux du Danube ne sont plus glacées. Sur les quais du cossu cinquième arrondissement, les touristes affluent au milieu du brouillard. Leurs yeux photographient à tout-va et parfois vulgairement ces chaussures vides, posées ici en mémoire des Juifs abattus et jetés dans le fleuve en 1945. D’autres passent, et continuent leur chemin en direction du somptueux Parlement de Hongrie : un chef-d’oeuvre architectural. Deux gardes sont en faction sur les marches de la façade avant. À l’intérieur, les lustres scintillent. Il faut croire que les parlementaires sont en pleine réflexion. C’est ici, qu’en 2013, 265 députés sur 386 ont adopté un quatrième amendement à la loi fondamentale. Et pas des moindres.
Dormeurs à la dure
« Vous savez, ce sont ces personnes qui, faute d’avoir un toit, s’installent dans un petit coin avec des matelas, des sacs, des couvertures, et d’autres objets. On les croise dans les couloirs du métro, sous les ponts ou dans les recoins des places publiques. Ce sont eux qui sont visés. » La loi constitutionnelle vise ceux qui, en anglais, sont appelés les « rough sleepers », les dormeurs à la dure. Robert Kepe, travailleur social, est incapable de définir « celui qui dort à la dure ». Il ouvre la bouche, puis hésite. Il sourit, puis réfléchit. À vrai dire, il ne sait pas quelle réponse donner. « L’un des problèmes que pose cette loi, c’est qu’il est impossible, même pour nous, de savoir qui est “un dormeur à la dure” et qui ne l’est pas. C’est quoi dormir ”à la dure” ? Avoir une place pas très confortable ? Ça ne veut pas dire grand-chose… »
Le huitième arrondissement est l’un des plus pauvres de la capitale. C’est ici que Zoltán Aknai et Robert Kepe tentent d’appliquer les politiques sociales développées par la Menhely Alapítvány, la Fondation pour le logement. Le premier est directeur, le second, travailleur social. Dans le minuscule bureau mis à leur disposition, les cartons courent jusqu’au plafond. Derrière le bureau, une fenêtre à barreaux éclaire péniblement la pièce. « Le gouvernement n’a pas de stratégie avec cette loi. Ils ne visent pas seulement les sans-abri, mais tous les pauvres. Le seul objectif, c’est de les cacher. » Le terme « individu » prend alors tout son sens. Le gouvernement mené d’une main de fer par le parti conservateur Fidesz n’a pas l’air très enclin à développer une politique sociale claire. Pourtant, on pourrait presque s’y méprendre : la fondation Menhely Alapítvány est financée à 75 % par les administrations (locale et nationale). Son budget annuel s’élève à 500 millions de forints par an (1,6 million d’euros). La plupart de ses employés sont des travailleurs sociaux. Ils gèrent les centres d’accueil de jour et les centres d’hébergement. Pour aider les « individus » en difficulté, une aide juridique et des centres d’appel sont également régis par leurs soins. Quelques moyens sont là, et pourtant rien n’y fait. La Hongrie compte aujourd’hui dix millions d’habitants. Près de 30 000 d’entre eux sont sans-abri ou mal-logés. 10 000 errent à Budapest.
Un homme frêle porte un gros sac à dos. Il fait les cent pas à l’intersection des rues Dob et Kurt. Sa main tente d’arrêter les passants, les voitures. Il est éteint et se sent observé. Au milieu des paisibles artères d’Erzsébetváros, l’historique quartier juif de Budapest, retrouvons-nous au numéro 4 de la rue Kurt. La façade rouge et jaune cache un curieux endroit. Au-dessus de la porte bardée de métal, un panneau : « Fürdö ». Le lieu abritait auparavant des thermes, l’une des grandes traditions hongroises. Dans le hall, quelques marches à gravir. En haut, le vieux store vénitien indique que l’accueil identique à un vieux guichet de gare est fermé. Une porte à gauche, une autre à droite. Jetons un œil derrière la porte gauche.
Le parquet craque. L’odeur est fétide. Ces murs abritent un centre d’accueil de jour. Des dizaines de chaises sont occupées par des vagabonds : des hommes pour la plupart. Ils boivent une soupe chaude, un bout de pain calé entre les jambes. Le regard vide, ils se réchauffent et patientent.
Allez tout droit en prison
Bienvenue derrière la porte droite, au comptoir du Fedél Nélkül. En hongrois, ces deux mots signifient « sans toit ». C’est le nom donné au journal des sans-abri, très populaire à Budapest. En 2016, des journalistes du Nepszabadsag, principal titre d’opposition au gouvernement Orbán subitement fermé pour « raisons économiques », ont trouvé refuge dans ses pages. C’est dire…
La rédaction est coordonnée par Robert Kepe, celui même dont vous avez fait la connaissance quelques lignes plus haut. « Je dois dire deux mots à Ágnes1 et j’arrive. » Le savon dure plusieurs minutes. Remarquez, cela laisse un peu de temps pour observer le côté droit. À l’arrière du comptoir, Reka et son collègue jouent les marchands de journaux. « Combien tu en veux ? Tu les vends bien ? » Deux fois par mois, 150 vendeurs poussent la porte de droite pour retirer les journaux à vendre. Il leur coûte 35 forints par numéro, onze centimes d’euros.
Devant l’écran d’un ordinateur d’une autre époque, deux hommes vérifient les publications de la page Facebook du journal. L’un est Martón, l’autre Joseph, dit « Dodi ». « Il y a une journaliste française qui souhaite vous parler », annonce Robert. Ils sourient et blaguent entre eux. Présentations faites, ils acceptent de laisser tomber leur besogne pour discuter.
« Aujourd’hui, je vis chez une copine. Mais bon, tu vois, j’ai l’impression qu’on ne se comprend pas trop… » Martón a 66 ans. Il a connu la rue pendant de longs mois. Il vend le Fedél Nélkül devant un supermarché Aldi, dans le neuvième arrondissement de Budapest. « Vous savez, il y a deux types de personnes qui passent chaque jour devant nous. Il y a ceux pour qui nous n’existons pas, ceux pour qui sommes totalement invisibles. Et puis, il y a des gens plus humains avec qui on parle souvent de tout et de rien, de la maladie, des enfants,… » Un sourire au coin de la bouche, il ajoute : « Maintenant, certains n’achètent le journal que si j’ai écrit dedans ! » Dans le numéro de février, des poèmes, dessins et autres textes lauréats d’un concours organisés en décembre.Le journal est vendu à prix libre. « En moyenne, les gens nous donnent 200 forints [80 centimes d’euros, ndlr] ».
Dodi se tient à côté, sweat gris, les mains croisées sur la table et la tête baissée. « J’ai passé un an et demi à la rue. J’ai pu retrouver un logement grâce aux travailleurs sociaux qui m’ont aidé. » Il vend ses exemplaires du « FN » posté à côté d’un feu tricolore. « C’est très important d’avoir une place fixe, et puis, il y a toujours du monde au feu rouge. Mais pour moi, c’est moins facile de discuter avec les gens, car ils n’ont pas le temps. » Dodi montre fièrement sa carte de vendeur du Fedél Nélkül. Chaque vendeur officiel en a une. Sur chaque carte, un nom, un prénom, le numéro d’enregistrement, une photo et les deux endroits où le vendeur est autorisé à prendre ses quartiers. Cette carte est une réelle protection pour les sans-abri hongrois.
Sur la politique sociale du gouvernement Orbán, Martón réagit d’un ton assuré : « La situation est meilleure qu’avant. Nous avons plus de droits. Avec les policiers, ce n’est pas non plus une relation amicale, mais bon… ». Est-ce si facile de s’attribuer « plus de droits » lorsqu’on peut être jeté en prison car pauvre… ? Il enchaîne : « Le gouvernement n’aime pas qu’on se rassemble dehors ou qu’on organise des distributions de nourritures. Ça, il n’aime pas du tout. » Plus timidement, Dodi ajoute : « La police ne me contrôle pas trop. Ils contrôlent plus les mendiants, ceux qui quémandent de l’argent. C’est considéré comme plus négatif. Et puis, parfois, certains mendiants nous prennent des journaux pour les vendre et se faire de l’argent sur notre dos. »
À l’évocation de la loi constitutionnelle, les sourires des deux hommes s’effacent. Martón est dubitatif : « Il y a la loi, mais dans la pratique, ça n’est pas comme ça. » Deux jours plus tôt, Robert Kepe précisait que beaucoup de sans-abri ne sont pas au courant de l’existence de cette loi : « Parfois, les autorités leur font signer un papier alors que certains ne savent pas lire ou ne savent pas de quoi il s’agit. Mais ils signent, donc ils acceptent tacitement la sommation… » Lors de leurs contrôles, les brigadiers sont en mesure de sanctionner les sans-abri installés dans les lieux proscrits. D’abord par une amende, toujours difficile à payer. Ensuite par des travaux d’intérêt général. La troisième étape pour ceux qui sont considérés comme « récidivistes » est la prison.
« Heureusement, la loi n’a pas changé nos pratiques. Notre travail, c’est de trouver des solutions pour les personnes mal-logées ou sans logement, et de tout mutualiser avec d’autres organisations. » Boróka Fehér est cheffe de projet pour BMSZKI2, la plus importante organisation dédiée aux problématiques du logement en Hongrie. Près de 400 personnes y travaillent. Elle est financée à la fois par le gouvernement et par la ville de Budapest.
Des obstacles ont pourtant été dressés devant les manœuvres du gouvernement Orbán. Le Conseil constitutionnel de Hongrie a jugé cette loi anticonstitutionnelle, car elle « viole la dignité humaine ». « Pour pouvoir modifier la Constitution à son bon vouloir, Viktor Orbán est allé jusqu’à réduire les pouvoirs du Conseil constitutionnel… Même la police n’a pas soutenu cette loi », ajoute Boróka.
Quant aux policiers, ils n’ont jamais été enthousiasmés par leur réquisition pour punir les sans-abri. Une mission induisant une surcharge de travail qui n’a jamais été acceptée. Conséquence ? Le gouvernement a mis en place une brigade spéciale pour déloger les SDF, et a ouvert des bureaux où les sans-abri peuvent être amenés après avoir été ferrés. « Je suis allée clandestinement dans ces fameux bureaux payés avec de l’argent public. J’ai dit que je cherchais quelqu’un. En fait, j’ai surtout observé. Il y a des matelas disposés derrière. Quatre ou cinq personnes sont payées à ne rien faire par le gouvernement. Ils ne font littéralement rien. » Depuis 2014, la pression sur les sans-abri est relâchée, d’un poil. « Avant, les ‘“rough sleepers” ou les mendiants se faisaient virer du métro. Maintenant, ça n’arrive plus. »
Un autre personnage politique s’est aussi démarqué sur la question : Máté Kocsis, 35 ans, un doux visage de gendre idéal. Depuis 2009, il est maire du huitième arrondissement, sous l’étiquette Fidesz. À sa façon, Máté Kocsis décide de prendre les choses en main. Il suggère la réquisition d’une ancienne usine pour y installer un centre d’hébergement. Quelle bonne idée ! Pour y accéder, il suffisait de prouver que vous aviez vécu dans ce même arrondissement…les cinq dernières années. Comment prouver ceci lorsque vous n’avez rien ? Échauffée, Boróka raconte : « Kocsis avait même interdit de se coucher sur les bancs, ce que font beaucoup de SDF qui souhaitent dormir. Une mesure tellement ancrée dans les esprits qu’un jour un petit garçon à vélo a tout bonnement délogé une touriste fatiguée qui s’était allongée sur un banc. » Une source rencontrée cette semaine ira plus loin dans la description du doux visage : « Máté Kocsis, c’est un petit nazi.»
Les toilettes publiques ne sont pas ouvertes après 16 heures. Retenez-vous… Les bains-douches sont seulement accessibles en semaine. Faites avec…
Ghettos des forêts
Les pauvres sont un problème, les sans-abri encore plus. Boróka Fehér surenchérit : « Si vous cachez les pauvres, ils n’existent pas. ». Au BMSZKI, elle étudie une conséquence épineuse de la traque des sans-abri : les populations des forêts. « Les sans-abri sont virés du centre-ville car ils gênent. Depuis quelques années, ils se déplacent de plus en plus en périphérie de Budapest, dans les forêts alentour.»
« On a construit l’abri avec de la tôle, un peu de bois.» Jutka est l’une d’entre eux. Ce vendredi soir, nous sommes à deux pas du Musée national de Hongrie. Là où les vielles collections de l’Empire austro-hongrois côtoient une statue immense de Staline, symbole de la récente dictature communiste. Voici le fief de A Város Mindenkié. L’interphone est indiqué par les lettres « AVM ». Pas de réponse, mais la porte noire qui fait face s’ouvre sur une cour plongée dans la pénombre. Seul un « Bonjour ! » prononcé dans un français quasi-parfait signale qu’il faut marcher tout droit. En haut des marches, un homme, la barbe grisonnante, tend sa main droite.
Après un peu d’insistance, A Város Mindenkié a finalement accepté de témoigner. « Il est vrai que nous avons des règles strictes concernant la communication et la langue. Et puis, on ne comprenait pas vraiment pourquoi vous vous intéressiez à ce sujet… » Dans la pièce, quatre personnes ont accepté de causer. Tous sont ou ont été sans-abri. « Aujourd’hui Miki et moi vivons dans un établissement social d’hébergement. Tibi loue une chambre. Et Judka habite dans la forêt. Dans une maison ‘faite maison’. »
Judka est âgée d’une cinquantaine d’années. La chaleur de ses mains accompagne son large sourire, et les trois dernières dents qui restent sur sa mâchoire inférieure. Ses lèvres sont fines et violacées. Sa présence est si apaisante… Sous ses cheveux courts, elle porte des lunettes en mauvais état. De jolies boucles pendantes tirent ses oreilles vers le plancher. « Je vis dans les bois depuis dix-sept ans. J’ai une petite cabane. On est plusieurs là-bas. Parfois, ils nous envoient des bulldozers, vous savez, pour détruire nos abris. C’est comme ça qu’on s’aide. Les membres d’AVM répondent souvent à l’appel pour faire une chaîne et contrer ces énormes machines. »
A Varos Mindenkié3 est un groupe d’activistes. Pas une association, ni une organisation, un groupe. « Nous sommes un groupe, nous ne sommes enregistrés nulle part. Nous n’avons pas besoin de leaders, ni de hiérarchie. » L’homme qui prononce ces mots n’est pas le chef de file d’AVM, seulement le porte-parole d’un soir car il est le seul capable de tenir une conversation en anglais. Il semble avoir cinquante ans passés.
75 % des membres sont sans-abri ou victimes de la précarité du logement en Hongrie. Les autres sont des soutiens citoyens. « Viktor Orbán a choisi de punir les sans-abri. Aujourd’hui, près de 500 personnes ont été traînées devant un tribunal, car ils dormaient dehors, dans des lieux publics interdits. Leur cas est suspendu jusqu’au prochain avertissement. » La sentence pénitentiaire n’est pas toujours appliquée, « mais c’est écrit ! Sur le papier, ils sont autorisés à placer en prison une personne qui dort dehors ! » Ces paroles sont entrecoupées par celles de Tibi, la cinquantaine, bandana rouge noué autour du cou et bonnet Nike à l’envers. Tout à coup, le parquet se met à grincer. Un homme un peu plus jeune, le crâne dégarni, entre. Il retire son sac à dos, tire une chaise de bistro et s’installe dans un coin de la pièce, derrière un ordinateur. « La police ? En général, ils sont tolérants. On leur a fait des stages pour leur expliquer pourquoi nous nous battons ! En revanche, ils contrôlent beaucoup les gens comme nous, vous savez. C’est une énorme pression à chaque minute. », continue Tibi sans prêter attention au gaillard qui vient de rejoindre la salle de réunion. « Le gouvernement Orbán a mis 300 millions de forints [près d’un million d’euros, ndlr] pour punir des gens pauvres, pour des juges et de la sécurité. Pourquoi il ne les dépense pas pour nous aider ?! »
Après une heure de discussion, Judka se lève et enfile une parka. Il fait quatre degrés dehors. Elle pose ses douces mains sur celles de sa visiteuse. « Je suis navrée, mais je dois m’en aller. » En se dirigeant vers la sortie, elle excuse son départ précipité par une phrase en hongrois. Tous rient aux éclats. Elle mime un mouvement de levier devant ses trois quenottes rescapées, et ajoute : « Non, je ne retourne pas tout de suite dans la forêt, j’ai rendez-vous chez le dentiste… »
Camille Grange
Illustrations par Solange
Crédits photos : Dina Balogh / AVM
1 Le prénom a été modifié
2 Centre de recherche pour les institutions sociales de Budapest
3 En français « une ville pour tous »