Total au Yémen : du business et des zones d’ombre
Actionnaire majoritaire (39,6 %) de Yemen LNG, la plus grande entreprise yéménite de gaz naturel liquéfié, Total a été un des acteurs politiques principaux au Yémen depuis une vingtaine d’années. Si les exportations ont stoppé depuis l’internationalisation de la guerre en 2015, les locaux de Total restent partie prenante du conflit.
Depuis septembre 2014 et la prise de la capitale, Sanaa, par les Houthis, un mouvement politico-militaire d’obédience zaydite – un courant du chiisme – soutenu par l’Iran, le Yémen a basculé dans un confl it sans fi n. En mars 2015, l’Arabie saoudite et huit autres pays arabes lançaient l’opération « tempête décisive » devant permettre au président reconnu par la communauté internationale, Abd Rabbo Mansour Hadi, de retrouver son siège. « Sauf que sept ans et demi après, on est toujours confronté au même souci », soupire Khaled Al-Yamani, ancien ministre des Affaires étrangères du Yémen.
Avec une guerre internationalisée et des Houthis solidement cramponnés à la capitale et au nord du pays, l’autorité reconnue par la communauté internationale exerce son pouvoir dans le sud et à l’est du pays où elle doit composer également avec d’autres factions, qu’elles soient politiques (comme le STC, conseil de transition du sud qui milite pour un Yémen du Sud indépendant avec l’appui des Émirats arabes unis) ou djihadistes (AQPA, Al-Qaïda dans la péninsule arabique). Dans ces conditions, la plupart des compagnies étrangères ont quitté les lieux sans pouvoir retrouver leur activité, à l’image de Total, premier actionnaire de Yemen LNG. Cette dernière a lancé l’immense projet de gaz naturel liquéfié imaginé par l’état yéménite au milieu des années 90, en prenant exemple sur le Qatar.
Prison secrète et rendez-vous avec Al-Quaïda
Après la construction de 320 kilomètres de pipeline et d’un terminal aux allures de forteresse – Balhaf – ayant coûté environ 4 milliards de dollars à l’ensemble des actionnaires, la production de Yemen LNG a officiellement démarré en octobre 2009. Fructueuse et opaque, puisque le comptable yéménite engagé contre la fraude et la corruption, Abdulwahed Al-Obaly, assure « ne pas avoir eu accès à l’ensemble des données ». Les exportations ont cessé avec la guerre : « Les Émirats arabes unis, membres de la coalition arabe, ont cependant réquisitionné la base en question. Balhaf était peut-être le site le plus sophistiqué et moderne de tout le pays. Ils en ont profité. »
Sous couvert de lutte contre le terrorisme, les forces émiraties et leurs soutiens locaux emprisonnèrent à Balhaf de nombreux yéménites n’ayant rien à voir avec Al-Qaïda ou Daech. « Deux de nos leaders ont été emmenés là-bas », proteste Fadi Baoom, responsable du bureau politique du mouvement sudiste, un autre Mouvement séparatiste ayant refusé le soutien des Émirats. Torturés, des politiciens (notamment issus des Frères musulmans) ont ensuite été emmenés dans d’autres prisons secrètes disséminées à travers le Yémen, notamment au sud, et contrôlées par la coalition arabe. « C’est un scandale, on se croirait à Guantanamo », peste Baoom.
Si Total a expliqué officiellement s’être « conformé à l’injonction des autorités du Yémen », les zones d’ombre persistent, comme le mutisme de la France, pourtant alpagué publiquement et en privé par plusieurs politiciens yéménites, à l’image du Mouvement sudiste. « J’ai échangé avec un diplomate français arabisant qui m’a répondu : “On a des liens économiques forts avec les Émirats, donc on ne veut pas qu’une action de notre part puisse entraver cela” », raconte Baoom.
Biens mal acquis à Paris : « La France a toujours choyé Saleh et ses proches »
Selon un document provenant du rapport annuel de l’ONU sur le Yémen en 2018, 20 % des revenus liés aux hydrocarbures étaient pompés par Ali Abdullah Saleh, l’ancien président ayant régné plus de 33 ans sur le pays. Avec une fortune estimée entre 32 et 60 milliards de dollars, Saleh et sa famille ont acquis de nombreuses propriétés à Paris dès 2005, notamment dans la rue Galilée, à proximité de l’Arc de Triomphe et des Champs-Élysées. En 2020, une enquête a été ouverte en France contre la famille Saleh pour « biens mal acquis » et « détournement de fonds » suite à une alerte des autorités suisses ; un des fils de l’ancien président avait transféré subitement 30 millions de dollars d’une banque yéménite à une banque française. « La France a toujours choyé Saleh et ses proches », reconnaît l’ancien ministre Al-Yamani. En particulier Total qui avait accepté toutes les conditions même les coûts dispendieux des officiels yéménites en voyage dans l’Hexagone, ainsi que les à-côtés (bourse d’étude pour leurs enfants, hôtels luxueux, soirées, voyages, etc.).
Si Total et l’État français travaillent à une reprise de l’activité gazière au Yémen – les pourparlers sont menés par l’ambassadeur, Jean-Marie Safa – , de nombreuses zones d’ombre persistent quant au rôle de ces derniers. En avril 2016, par exemple, lorsque les forces émiraties reprirent la grande ville portuaire de Mukalla à Al-Qaïda, les djihadistes et les représentants de la coalition arabe avaient convenu de plusieurs réunions pour négocier une reddition dans les locaux mêmes de Total, à Balhaf… « Notre problème, c’est que nous avons plus de questions que de réponses », souffle Al-Obaly, l’ancien employé de Yemen LNG. C’est bien le problème : au Yémen, Total n’a jamais eu de comptes à rendre à personne, si ce n’est à Ali Abdullah Saleh et sa descendance, aujourd’hui faisant l’objet d’une enquête internationale.