Tourisme industriel : les entreprises écrivent leur légende en créant des musées

En traversant l’immense parking, et en tombant sur les toboggans de couleurs vives, on croit un instant se trouver devant l’un de ces fast-foods qui tentent d’attirer les familles. Sur Tripadvisor, la Maison de la Vache qui rit est pourtant présentée comme l’une des principales attractions culturelles de Lons-le-Saunier (Jura), juste derrière l’Hôtel-Dieu, et loin devant le musée des beaux-arts. Sous un plafond d’emballages de fromage scintillants, les tarifs semblent modiques par rapport aux grands musées ou fondations d’art privées : 9,40 € pour les adultes, 6,80 € pour les enfants de plus de six ans. Mais le ticket est l’un des plus onéreux au niveau local, que ce soit par rapport aux autres sites culturels, ou au centre nautique de la ville.

Pour ce prix, à quoi les 60 000 visiteurs annuels ont-ils vraiment accès ? Selon la description figurant sur son site internet, la Maison de la Vache qui rit est « le lieu de référence de la mémoire de la marque ». « Au-delà d’un musée », le site internet assure que la maison « offre aussi un regard unique sur l’une des aventures industrielles et marketing françaises les plus impressionnantes du XXe siècle ». De fait, le groupe Bel – qui détient Babybel, Kiri, Boursin, Apéricube et le fromage orné de la célèbre vache – est devenu un poids lourd dans l’industrie française du fromage depuis sa création en 1920. Dès les premières salles voûtées, les panneaux érigent en héros le fondateur Léon Bel et son gendre Robert Piévet, principaux responsables de la « croissance fulgurante » observée à partir des années 1940. Moderne, productive, intelligente, internationale, indemne de problèmes sanitaires : deux salles suffisent à peine à lister toutes les qualités de la Vache qui rit et de ses dirigeants successifs, sans aucun recul sur l’industrialisation de l’agroalimentaire, pas plus que sur ses conséquences dans les fermes ou sur notre environnement.

« Ce qui motive les directeurs de ces structures, c’est bien l’achat. La dimension de marketing et de communication est omniprésente », souligne Laure Roulet, maître de conférences à l’université d’Avignon, qui s’est intéressée à plusieurs musées d’entreprises dans le cadre d’un article paru en 20231. Au musée Haribo d’Uzès, au musée du vin Brotte et à la Filaventure Brun de Vian-Tiran, la chercheuse a pu confirmer cette vocation commerciale par une simple observation : les boutiques de ces sites représentent entre 10 et 30 % de la surface totale.

Ce qu’il faut de science pour être un musée

Chez Haribo comme au musée Michelin de Clermont-Ferrand, à la Cité du lait du groupe Lactalis en Mayenne, à la Maison Yves Rocher dans le Morbihan, ou encore au musée du chocolat Valrhona (Drôme), la vocation commerciale remplace certaines missions caractérisant normalement les musées. « Les musées de France doivent remplir trois fonctions : la communication, la conservation des œuvres, la recherche et la collecte », détaille Laure Roulet. Accordée par le ministère de la Culture, l’appellation « musée de France » suppose aussi la présence d’un conservateur, et permet aux établissements qui remplissent ces conditions de bénéficier de fonds publics, au nom de leur projet scientifique. Mais aucune des entreprises précitées ne bénéficie de cette appellation, d’après Pop, la plateforme gouvernementale ouverte dédiée.

Conservateur au musée d’Orsay, Jean-Rémi Touzet insiste : l’appellation « musée de France » est « un gage de qualité pour les visiteurs ». « Pour les musées comme ailleurs, on a de tout : il y a eu aussi des musées publics avec des contenus discutables », reconnaît l’expert. Pour lui, des musées techniques ou d’entreprise peuvent d’ailleurs avoir des fonctions intéressantes, en permettant de conserver un patrimoine. « L’important dans le cas d’une entreprise, c’est que ce soit clair pour le visiteur », appuie Jean-Rémi Touzet. Près de 200 musées liés à l’industrie, comme le musée du jouet de Moirans-en-Montagne (Jura), le musée de la bière de Stenay (Meuse), le musée du papier d’Angoulême (Charente), disposent d’ailleurs bien de l’appellation « musée de France ». Luc Fauchois, président d’Entreprise et Découverte, association nationale de la visite d’entreprise, souligne que certains musées dédiés à l’industrie de manière générale ont bien l’appellation « musée de France ». Mais il admet aussi que les discours de certains musées créés par les marques elles-mêmes peuvent questionner. « Contrairement à un musée technique, un musée d’entreprise est un outil de communication, avec des choix faits pour mettre en valeur certains sujets, et en éviter d’autres. » Comme dans le cas de la Vache qui rit à Lons-le-Saunier, « les musées sont aussi une façon de montrer l’attachement à un territoire, car il y a souvent un rapport évident entre l’activité de l’usine et son lieu géographique », ajoute-t-il.

Plus intéressant peut-être que les musées des entreprises, certains groupes proposent désormais de visiter les véritables lieux de fabrication des produits. « C’est une spécificité française : on est vraiment au cœur des usines et des ateliers en fonctionnement, et pas seulement dans un récit », explique Cécile Pierre, déléguée générale d’Entreprise et Découverte, association nationale de la visite d’entreprise. Et le secteur est en plein essor : 4 000 entreprises ont ouvert leurs portes en 2024, contre 2 000 en 2019, soit un doublement en 5 ans. Et 22 millions de visiteurs s’y sont pressés, une hausse de 30 % en cinq ans. Mais là encore, souligne Cécile Pierre, si la communication est l’enjeu principal, les aspects commerciaux sont tout aussi centraux, « avec des boutiques en fin de visite ».

Visites des stigmates de la désindustrialisation

Comme les ruines antiques, les vestiges de l’industrie se visitent aussi, avec des récits moins formatés. À Charleroi, en Belgique, Nicolas Buissart propose de faire découvrir ce qu’il appelle « la ville la plus moche du monde ». Avec son « safari », il entraîne les visiteurs à la découverte des ruines industrielles de la première commune de Wallonie. En France, le Nord-Pas-de-Calais Adventure propose une découverte des stigmates de la désindustrialisation de la région, mais aussi une visite d’un quartier historique et ouvrier de Lille « d’où s’échappèrent L’Internationale et une certaine idée du socialisme ». Un « contre-tourisme », loin des récits d’entreprise, qui fait avec les moyens du bord pour attirer les visiteurs.

Marion Coisne & Ivan Logvenoff

Illustration : Vincent Chambon

Paru dans La Brèche n° 13 (septembre-novembre 2025)

  1. « Des musées d’entreprise entre projet de culture scientifique et technique et valorisation commerciale », Culture et musées, 2023 ↩︎