Tourisme rural : comment les châtelains détournent le woofing
En France, les propriétaires de châteaux venus de l’étranger s’entourent de plus en plus souvent de bénévoles. Un usage détourné du tourisme volontaire (woofing) pour une pratique décriée par les populations locales qui regrettent le manque de respect pour les travailleurs.
Synonyme de vacances solidaires, de partage et de bienveillance, le tourisme volontaire a essaimé ces dernières années un peu partout dans le monde. Il y a eu la vague très décriée du volontourisme, où de riches blancs prenaient des vacances auprès des populations les plus pauvres de la planète pour leur donner un coup de main entre deux vols. Par exemple, un voyage au Togo piloté par une association, sans aucun encadrement. Mais depuis, une autre tendance a émergé : se rendre dans les châteaux français.
L’idée est d’aller sur la propriété d’un châtelain, et d’y loger en échange de quelques travaux. Du jardinage, de la rénovation ou de la manutention. Pour les voyageurs, c’est l’occasion de découvrir de nouveaux territoires mais aussi de connaître des expériences différentes et une autre manière de vivre. Pour les hôtes, c’est surtout du travail gratuit. C’est ce que montre une étude publiée en juillet 2025 dans la revue Journal of Rural Studies1. L’anthropologue de l’université d’Islande Thor Björnsson est allé interroger une douzaine de propriétaires de châteaux en France et a constaté que ces initiatives qui peuvent sembler louables cachaient un jeu de pouvoir pervers : « Le fait est que ce sont les hôtes qui profitent le plus de ce système, résume le chercheur. Ils utilisent du travail gratuit pour augmenter la valeur de leur propriété. Il y a une dynamique de pouvoir entre différents groupes qui est complètement à leur avantage. »
Plusieurs centaines de milliers d’euros d’économies
Ici se heurtent plusieurs communautés. Tout d’abord les hôtes, bien souvent des Britanniques venus en France dans les années 1980 pour y acquérir de riches propriétés. Les voyageurs, souvent anglo-saxons également, mais issus de milieux moins aisés. Sans oublier les populations locales.
Preuve de la fébrilité autour de ces questions, le chercheur a pu obtenir des entretiens avec de nombreux touristes, mais les propriétaires de châteaux étaient beaucoup plus réticents à répondre. L’étude est pourtant totalement anonymisée. Ceux qui ont fini par accepter ont reconnu que le recours à ces voyageurs qui travaillent gratuitement était surtout source d’énormes économies. Entre 300 000 et 400 000 euros selon l’un d’entre eux qui a utilisé cette main d’œuvre pour faire des travaux de restauration qui auraient nécessité au moins deux personnes dédiées uniquement à cela pendant deux ans ! Pire : ces travaux seraient nécessaires selon l’hôte qui voudrait pouvoir vendre sa propriété en cas de soucis financiers.
Même en dehors des châteaux, ce système est pervers. Chloé, qui a vécu cette situation dans une ferme en Bretagne, témoigne : « Il y avait une injonction à travailler, même à temps plein. Les woofeurs restaient parfois une saison entière et logeaient dans des caravanes dans le champ. Au final, toute la ferme tournait avec des stagiaires ou des woofeurs, j’en ai vu passer 19 en quelques mois ! Aucun rémunéré. »
À cette dynamique malsaine s’ajoute une autre dimension : des tensions avec les communautés locales. « Les personnes qui vivent autour des châteaux ont l’impression qu’on leur vole leur travail, raconte Thor Björnsson. C’est un sentiment très vif dans les zones rurales où il y a peu d’emplois disponibles. Et c’est devenu plus fort encore avec la crise économique actuelle. »
Mais comment cette situation a-t-elle été rendue possible ? Les participants disent avoir trouvé ces opportunités via la plateforme WWOOF, qui joue le rôle d’intermédiaire entre hôtes et touristes. L’idée est de faire travailler des volontaires dans des fermes bio, mais aussi et surtout de leur faire découvrir des initiatives et des modes de vie différents, tout en soutenant les petits producteurs. On y trouve des fermes, des « habitations éco-responsables », mais aussi, effectivement, des châteaux.
« Le problème, soulève Thor Björnsson, c’est que c’est extrêmement décentralisé. Il y a parfois peu d’informations sur l’habitation ou le type de travail. Parfois, les voyageurs arrivent en train et se rendent compte qu’il leur faut marcher plusieurs heures depuis la gare. » Chloé abonde : « Quand on arrive dans une zone rurale sans voiture, on est vite prisonniers du lieu. Surtout les gens qui n’étaient pas du coin. »
WWOOF France : « Nous tentons d’y mettre fin »
« Ces abus sont un vrai problème pour nous, assure Céline Paturel, chargée de développement pour WWOOF France. Nous avons constaté une dérive par rapport aux principes que nous portions et nous tentons d’y mettre fin. » L’association née en 2007 a en effet vu ses statuts modifiés au cours des années pour éviter ces mauvaises pratiques. Se revendiquant anti-capitaliste, elle fait actuellement du tri parmi ses hôtes pour privilégier une recherche de bien commun. « La plupart des hôtes problématiques sont ceux qui ont adhéré il y a longtemps et que nous n’avons pas contrôlés. Mais bien souvent les visiteurs ne signalent pas les abus et voient leur travail comme une obligation en échange du gîte et du couvert, alors que ce n’était pas l’idée de base. »
La responsable fulmine devant les multiples articles vendant le woofing comme un bon plan pour voyager à moindres frais : « Ce que nous vantons, c’est l’éducation populaire : je viens apprendre en t’aidant. Mais nous ne voulons pas qu’il y ait une exploitation, ou du travail gratuit. C’est avant tout une vie que l’on partage, pas un travail. »
Désormais, l’association est plus regardante sur les motivations de ses hôtes, et limite les séjours à un mois maximum, afin d’éviter toute situation de dépendance. D’ailleurs, la ferme où Chloé a travaillé est sortie du site récemment. « Nous mettons également plus d’énergie à communiquer sur notre action, ajoute Céline Paturel. Nous ne voulons pas nous laisser raconter par d’autres qui ne comprennent pas ce que nous faisons. »
Hugo Ruher
Illustration : Bouzard
Paru dans La Brèche n° 13 (septembre-novembre 2025)
- « Volunteer tourism in rural France: Examining power dynamics, labour practices, and community interactions », Journal of Rural Studies, juillet 2025 ↩︎

