Bactéries miroirs : peut-on arrêter des scientifiques capables « d’éliminer la vie sur Terre » ?

L’affaire est sérieuse. Une alerte apocalyptique a été lancée en décembre dernier par 37 chercheurs en biotechnologies, dont deux prix Nobel et des membres de notre Conseil national de biosécurité1. Pour résumer, toutes les molécules qui composent les êtres vivants (ADN, protéines, etc.) sont asymétriques, soit « droites » soit « gauches ». Comme les mains. Ainsi est la vie depuis qu’elle est la vie. Mais voilà qu’un laboratoire chinois est parvenu fin 2022 à assembler des morceaux d’ADN fabriqués en miroir de leur forme initiale2.

Si l’information a d’abord été négligée, ce collectif de lanceurs d’alerte publie dans la revue Science deux ans plus tard un article alarmiste : « Ces organismes seraient radicalement différents du vivant tel que nous le connaissons, et représentent un danger existentiel pour l’ensemble du monde naturel.3 » Ni les antibiotiques ni les défenses immunitaires ne sauraient combattre des bactéries miroirs : la vie est menacée ! Ils en concluent que « la création de bactéries miroirs et d’autres organismes miroirs, même ceux dotés de mesures de bioconfinement artificielles, ne devrait pas être envisagée », et recommandent que les recherches « soient interdites et que les partenaires financiers s’engagent à ne pas soutenir de tels travaux ». Réclamer l’arrêt d’une recherche est assez peu commun pour interpeler la sagacité de notre journal.

L’historien des sciences Nicolas Chevassus-au-Louis accueille cette alerte avec précaution : « S’il s’agit de faire disparaître la vie, le minimum serait une décision de l’ONU. Quelles peines seraient appliquées ? Quels pays seraient signataires ? Je remarque que le chercheur chinois s’est abstenu de signer l’article. » Et puis… si l’initiative d’une interdiction parvenait aux plus hautes juridictions internationales, l’histoire des moratoires nous apprend encore qu’ils ne valent qu’un temps : « L’interdiction des bactéries génétiquement modifiées par la conférence d’Asilomar en 1975 ou le moratoire américain de 2014 sur les gains de fonctions des virus ont tous été levés », rappelle l’historien. Même la naissance, en Chine en 2018, de deux enfants génétiquement modifiés, n’a occasionné de sanction au-delà des réprobations de principe. Les considérations économiques et stratégiques sont-elles trop puissantes face aux aménagements éthiques ?

« Il est devenu quasiment impossible de trouver un biologiste indépendant de l’argent privé », nous indique l’auteur de plusieurs ouvrages sur la recherche biologique. Alors on est allé fouiner. Que le département de biotechnologie de M. Ting Zhu, le créateur de molécules miroirs, soit financé par un agro-industriel n’étonne pas. Mais que les lanceurs d’alerte eux-mêmes déclarent des conflits d’intérêts, voilà qui submerge de circonspection. Le microbiologiste américain Vaughn Cooper dirige par exemple une entreprise génétique fondée par OpenAI et Amazon. La seule Française signataire, Yasmine Belkaid, directrice de l’institut Pasteur, compte comme partenaires Danone, Dassault, ou Pfizer pour la biologie synthétique. Alors que penser de la conférence internationale qui se tient en juin sur les bactéries miroirs quand l’initiative est elle-même soutenue par la fondation Open Philanthropy, bailleur de Sherlock Biosciences, l’entreprise des créateurs des ciseaux à ADN ?

En plein mouvement « Stand up for science » pour l’autonomie de la recherche face aux coupes budgétaires et à la censure trumpienne, cette alerte a-t-elle une chance de sortir des marges du débat public ? « Personne ne veut bloquer des recherches comme celles en biologie de synthèse », se défend déjà le Pr. Cooper4. Nous verrons bien quel genre d’arbitrage sortira entre « l’autonomie de la recherche » et « l’élimination de la vie sur Terre ».

TomJo

Illustration : Modeste

Paru dans La Brèche n° 12 (juin-septembre 2025)

  1. « Des scientifiques appellent à mettre en débat la recherche sur les bactéries miroirs, susceptibles d’éliminer la vie sur Terre », Le Monde, 17 mars 2025 ↩︎
  2. « La biologie moléculaire passe de l’autre côté du miroir », Le Monde, 19 janvier 2023 ↩︎
  3. « Confronting risks of mirror life », Science, 12 décembre 2024 ↩︎
  4. Idem note 1 ↩︎