La baleine : un monstre effrayant devenu figure de proue de l’écologie

Le 8 février dernier, Adrian Simancas, 24 ans, fait une sortie en kayak de mer dans le détroit de Magellan (Chili). Le temps est clément et la mer assez calme. Il est accompagné de son père qui, depuis son propre kayak, sort son smartphone pour filmer son fils1. Et là, l’incroyable arrive : une baleine à bosse (monstre de plus de 30 tonnes) surgit des profondeurs et avale Adrian et son kayak pour le recracher quelques secondes plus tard, indemne. La zone est un repaire de tranquillité pour cet animal qui ne se nourrit que de plancton et ne peut donc engloutir une proie d’une taille pareille.

Plus de peur que de mal donc mais cet événement nous ramène aux croyances les plus anciennes des monstres marins venus des abîmes, telle l’histoire biblique de la baleine dans le ventre de laquelle Jonas resta trois jours. Il y prie sans cesse et n’en sortira que grâce à l’intervention divine. En 1881 paraissent les Aventures de Pinocchio sous la plume de l’auteur italien Carlo Collodi, qui reprendra le même thème du repentir : Pinocchio connaît sa dernière aventure dans le ventre d’un requin où il retrouve Gepetto. Et c’est à la sortie du ventre du monstre qu’il deviendra un petit garçon bien sage.

Une chasse à la rentabilité

Monstre marin connu sous le nom de Kêtos (fille des flots et de la Terre) dans la mythologie grecque, la baleine effraie les hommes mais semble avoir été de tout temps l’objet d’une pêche difficile et dangereuse. En France, ce sont les Basques qui les premiers vont organiser la chasse à la baleine afin de faire le commerce des produits (viande, graisse et huile) qu’ils en tirent. Du XIe au XVIe siècle, la chasse de quelques animaux par an suffisait à assurer la fortune de villages entiers.

Dès la fin du XVIIIe siècle et jusqu’en 1860, ce sont les Américains qui dominent la chasse à la baleine. Cela fera la fortune du port de Nantucket (île située à une centaine de kilomètres de Boston) d’où opéreront plusieurs centaines de navires baleiniers dont l’histoire sera contée par Edgar Allan Poe dans Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket2. Avec la révolution industrielle et l’éclairage des villes, la demande d’huile de baleine explose et les prix ne cessent de monter. L’ivoire des dents des cachalots, le spermaceti contenu dans leur tête, l’ambre gris à l’intérieur de leur estomac… Les cétacés sont devenus une source de matières premières indispensables à la vie moderne3 (parapluies, corsets, savons, cosmétiques, parfums…). Les navires baleiniers organisent la chasse de façon quasi industrielle. Cette pratique reste dangereuse comme le dépeint Herman Melville dans Moby Dick4, s’inspirant du naufrage du baleinier Essex, qui sombra en 1820, après avoir été éperonné par un grand cachalot. En 1859 le premier forage de pétrole a lieu en Pennsylvanie, en 1861 la guerre de Sécession éclate, marquant la fin de l’âge d’or baleinier en Amérique du nord.

50 000 baleines chassées en 1930

Le leadership de la chasse baleinière est alors repris par la Norvège, bientôt rejointe par le Japon qui profite de l’issue favorable de la guerre qui l’oppose à la Russie en 1905. Alors que seulement 1 500 animaux étaient « prélevés » en 1890, c’est une véritable hécatombe que provoquent deux pays : 50 000 baleines seront chassées en 1930. En 1946, face à cette surpêche, 15 pays dont la France décident de la création de la Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine, qui initiera la Commission baleinière internationale (CBI). Cette dernière impose des quotas qui contraindront certains pays comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas à renoncer par manque de rentabilité. En 1985, un moratoire est signé par les membres de la CBI, ce qui n’empêche pas le Japon, la Norvège et l’Islande de continuer l’exploitation baleinière au motif, très controversé, de la recherche scientifique.

En 2018, le Japon prend la décision drastique de sortir de la CBI, se libérant ainsi de toute contrainte et reprenant officiellement la chasse commerciale à la baleine. Pour nourrir qui ? Une frange très minoritaire de sa population, la consommation de viande de baleine ayant été divisée par 250 au cours des 80 dernières années.

La vraie valeur de ce mammifère marin est ailleurs : on sait depuis une étude conjointe du Fonds Monétaire International et de la Great Whale Conservacy5 que les baleines et le plancton qui se nourrit de leurs déjections jouent un rôle crucial dans la transformation du dioxyde de carbone en oxygène. Les chiffres varient selon les espèces, mais une baleine stockerait en moyenne l’équivalent de 1 500 arbres. Paru en janvier dernier, le beau roman dystopique de Laure Limongi, L’invention de la mer 6, imagine d’ailleurs un monde futur où pour survivre, l’être humain a dû s’hybrider avec plusieurs espèces maritimes dont… la baleine !

En se concentrant sur huit espèces de baleines et en se fondant sur le prix de la tonne carbone, le stock actuel de baleines serait estimé à 1 000 milliards de dollars, comme nous l’évoquions dans La Brèche no 47. Le prix d’une baleine vivante est donc bien supérieur à celui d’une baleine morte. Pourtant, la protéger reste un combat difficile.

Paul Watson, la baleine, l’écologie et la paix

Pour lutter contre les pêches illégales et contre la chasse à la baleine, l’activiste écologiste Paul Watson crée en 1977 l’ONG Sea Shepherd Conservation Society, qui sera impliquée dans de nombreuses campagnes contre les baleiniers japonais, allant jusqu’à réduire de 90 % le fruit de leur chasse. En 2010, le navire harpon japonais Shōnan Maru 2 percute un navire de la flotte de Paul Watson et sombre peu après. Cela vaudra à ce dernier d’être recherché par Interpol à la suite d’une action juridique initiée au Japon. Il est arrêté au Groenland le 21 juillet 2024 et finalement libéré le 17 décembre de la même année, après 149 jours de prison.

L’enthousiasme qui prévalut lors de la libération de cet activiste montre combien notre rapport aux grands mammifères marins a changé au cours des siècles. De bête effroyable, la baleine est devenue la figure de proue de l’écologie et de la paix. En 2022, la présence d’un béluga dans la Seine avait provoqué une immense mobilisation pour tenter de le ramener, en vain. C’est cette évolution de nos rapports (de plus en plus individualisés et apaisés) avec les mammifères marins qui sont analysés par l’anthropologue Fabien Clouette dans son livre Des vies océaniques. Quand des animaux et des humains se rencontrent8. Une rencontre jusque-là bien compliquée.

Daniel Damart

Illustration : Franck Sabattier

Paru dans La Brèche n° 12 (juin-septembre 2025)

  1. https://www.youtube.com/watch?v=EOfr9Yf8FR8 ↩︎
  2. Poe, Edgar Allan, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, 1838 ↩︎
  3. Le constructeur de voitures russes Dartz commercialisait encore il y a quelques années sa Prombron Monaco Red Diamond de 450 ch., dont les sièges étaient faits de cuir de pénis de baleine ↩︎
  4. Melville, Herman, Moby Dick, 1851 ↩︎
  5. « Des solutions naturelles pour le changement climatique », Finance & Development, revue du FMI, décembre 2019 ↩︎
  6. Limongi, Laure, L’invention de la mer, Le Tripode, 2025 ↩︎
  7. « Et si le marché carbone sauvait les baleines », La Brèche no 4, juillet-septembre 2023 ↩︎
  8. Clouette, Fabien, Des vies océaniques. Quand des animaux et des humains se rencontrent, Seuil, 2025 ↩︎