Maîtres du climat, un rêve agricole
Si la géo-ingénierie au sens strict balbutie en France, le secteur agricole s’y intéresse de près. Particulièrement vulnérables aux conditions climatiques, les producteurs tentent déjà depuis les années 1950 de limiter la grêle. Les regards se tournent désormais vers l’épandage de roche broyée pour capter du CO2.
« L’agriculture est le secteur clé pour la modification de la météorologie, parce qu’elle y est très sensible », résume la chercheuse de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) Marine de Guglielmo Weber, auteure d’un livre consacré à la géo-ingénierie, Le Grand retournement1. Les cultures à haute valeur ajoutée, comme le vin ou les fruits, s’intéressent donc de longue date à la manière d’éviter les aléas tels que la grêle : « Ces pratiques ne sont pas considérées comme de la géo-ingénierie, parce qu’elles ne freinent pas durablement le changement climatique, mais il y a un réel continuum technologique. » Car c’est bien en utilisant ces techniques anti-grêle que certains viticulteurs de l’Aude ou des Pyrénées orientales envisagent désormais d’augmenter les précipitations dans leurs parcelles, face aux sécheresses à répétition. Fondée par des agriculteurs pour lutter contre la grêle dans les années 1950, l’Association nationale d’étude et de lutte contre les fléaux atmosphériques (Anelfa) serait aujourd’hui à la tête d’un réseau de 1 000 cheminées à iodure d’argent. Ces « générateurs » sont majoritairement installés dans le Sud-Ouest et le Sud-Est, « des régions où les averses de grêle sont les plus fréquentes et les plus violentes, en raison de la proximité des montagnes et des espaces marins », souligne Claude Berthet, directrice de l’association.
Ensemencer les nuages avec de l’iodure d’argent
Soutenue par les régions, les départements et les organismes agricoles, l’Anelfa propose un dispositif sans électricité, mis gratuitement à disposition des agriculteurs. Allumée trois heures avant les orages environ, une bouteille d’air comprimé envoie une solution d’iodure d’argent dans une chambre à combustion. Ces particules, envoyées dans les nuages, miment alors le rôle de noyaux de congélation. Les grêlons deviennent plus petits et plus nombreux dès leur formation, voire disparaissent avant de toucher le sol en passant dans des couches atmosphériques plus chaudes. « Nous devons composer avec les conditions naturelles. Certains facteurs sont plus ou moins favorables à la grêle, et nous essayons de modifier ce schéma pour diminuer la grêle ou la transformer en pluie », insiste Claude Berthet.
Documenter l’efficacité du processus reste cependant difficile et il n’existe pas de comparaisons robustes entre des situations avec ou sans traitement à l’iodure d’argent. Pour des orages pouvant atteindre 10 km de diamètre, l’association recommande une dizaine de cheminées diffusant chacune environ 80 grammes d’iodure d’argent sur la durée de l’ensemencement. Depuis les années 1970, une vingtaine d’études recensées par l’Anelfa estiment que ces quantités d’iodure d’argent sont inoffensives, notamment par rapport aux concentrations de ces substances dans les sols à l’état naturel. Marine de Guglielmo Weber appelle cependant à la prudence : « On manque d’études sanitaires sur la question. On sait seulement que l’iodure d’argent a un fort impact sur la santé des sols et des micro-organismes. » La chercheuse pointe aussi l’absence de données solides sur « le risque d’interactions de ces substances dans les nuages avec d’autres polluants ». Des effets qui pourraient être d’autant plus importants dans le cadre d’applications à des échelles géographiques plus larges que les seuls orages.
Le nouvel eldorado des roches broyées
La géo-ingénierie dédiée à l’agriculture a le ciel en ligne de mire, mais aussi le sol. Depuis quelques années se développe l’altération forcée de roche (Enhanced rock weathering – ERW). En pratique, l’ERW consiste à broyer puis à épandre des roches silicatées, comme le basalte ou la wollastonite. Elles vont réagir avec le CO2 présent dans l’atmosphère, formant du bicarbonate, qui va suivre le cycle de l’eau jusqu’à l’océan, où le carbone sera stocké. De quoi monnayer des crédits carbone : en pratique, une entreprise d’EWR déclare, certification à l’appui, avoir séquestré un certain nombre de tonnes de carbone d’équivalent CO2 (tCO2éq), qui seront ensuite échangées sur le marché du carbone volontaire. Une manne s’ouvre et aux quatre coins du globe, des épandages ont débuté.
Deux bénéfices sont mis en avant : capter du carbone et améliorer la qualité des sols – et par ricochet le rendement des cultures. Un combo gagnant pour les investisseurs, géants de la Tech en première ligne, attirés par une décarbonation possible à grande échelle avec des infrastructures déjà existantes. Comme la société d’EWR Undo, qui a annoncé en 2023 avoir conclu un accord avec Microsoft pour « décarboner » la multinationale.
« Un argument qui peut être avancé, c’est que la commercialisation de cette technologie est en avance sur la science en terme de compréhension », reconnaît David J. Beerling, professeur à l’université de Sheffield en Angleterre et pionnier de l’ERW. La France compte une société sur ce créneau, ClimeRock, qui confirme avoir démarré des essais, « à très faible échelle ». « Il y a encore beaucoup d’incertitudes sur l’altération forcée de roche », analyse Olivier Husson, chercheur au Cirad, organisme français de recherche agronomique. Pour le spécialiste, entre autres, de la restauration des sols agricoles, l’épandage de basalte « peut être bénéfique pour certains sols acides, hydromorphes (ndlr, retenant l’eau), mal structurés ». Le chercheur est plus sceptique pour les sols alcalins, soit la moitié de l’Hexagone : « Il faut vraiment contextualiser. »
En France, certains producteurs français y ont déjà recours. « Le basalte va aider les plantes à mieux pousser, et on va séquestrer plus de carbone, à condition de mettre en œuvre d’autres pratiques d’agriculture régénératrice », explique Olivier Husson. Et les quantités conseillées en France sont de 400 kg à 1 tonne par hectare. Loin des 20 t/ha pratiqués par les sociétés d’ERW – soit une couche de 2-3 mm au sol.
Métaux et calcul du CO2 capté en question
Les impacts sont encore largement méconnus. Avec l’olivine, une des roches actuellement utilisées, certains chercheurs pointent un risque d’accumulation de chrome et nickel. Pour le basalte, David J. Beerling se veut rassurant : « Il faut être prudent sur le type de roche que l’on épand. Après, en sept ans d’essais, nous n’avons pas vu d’accumulation de métaux lourds dans le sol ou dans la partie comestible des cultures, que ce soit du maïs ou du soja. » Pour le chercheur anglais, « on ne va pas faire de mal en mettant de la roche sur le sol, la plupart du temps les champs vont en bénéficier positivement ». En revanche, il s’interroge sur la séquestration du CO2, comme Olivier Husson en France : « On manque d’études, notamment à grande échelle, sur la captation réelle de carbone, l’efficacité du processus étant extrêmement dépendante des conditions de sol, d’humidité, de taille des particules, de l’activité biologique, etc. », observe le chercheur français.
Eliot Booth, de l’entreprise d’ERW danoise Rock Flour Company, le reconnaît : « Le challenge pour l’industrie c’est le monitoring du carbone (ndlr, le suivi des tCO2éq séquestrées). » Celui-ci est coûteux, impactant le prix des crédits carbone. Actuellement, des échantillonnages de sols sont réalisés, pour mesurer les précieux bicarbonates. Rock Flour Company, qui n’est pas encore commercialement lancée, projette d’épandre de la roche du Groenland, broyée par les glaciers, économisant ainsi une étape énergivore. 1 tonne de roche peut théoriquement stocker 250 kgCO2éq, auxquels il faut retrancher 50 kgCO2éq pour le transport de la matière depuis l’île danoise.
En tout cas, les entreprises d’ERW comptent peser dans la balance. En mars 2024, une « Enhanced Weathering Alliance » réunissant les principaux acteurs du secteur a été lancée, visant à développer la technologie et à influer sur les politiques européennes. Autant d’initiatives commerciales qui effacent l’ensemble des solutions basées sur la nature, plus difficiles à ériger en concept d’entreprise. Haies, prairies, mares et tourbières : de nombreuses infrastructures agroécologiques disposent pourtant d’un potentiel important de stockage de carbone. À condition d’être suffisamment encouragées par les politiques agricoles pour être appliquées à grande échelle.
Marion Coisne & Ivan Logvenoff
Illustration : Gui Mia
Paru dans La Brèche n° 12 (juin-septembre 2025)
- De Guglielmo Weber, Marine et Noyon, Rémi, Le Grand retournement – Comment la géo-ingénierie infiltre les politiques climatiques, Les liens qui libèrent, 2024 ↩︎