Rénovation urbaine des quartiers : la politique du bulldozer

Pour sortir les banlieues populaires de la pauvreté, État, élus locaux et bailleurs sociaux ont concentré les moyens financiers dans la démolition des grands ensembles urbains. Vingt ans après, cette vision purement urbanistique des quartiers, sans prendre en compte les intérêts des habitants, n’a pas permis d’améliorer leur quotidien.

Une détonation comme une bombe. Deux secondes ont suffi, le 6 avril, au foudroyage de deux tours d’immeubles de douze étages. La cité universitaire de 598 chambres étudiantes, située dans le quartier de Pissevin, à Nîmes, n’est plus qu’un tas de gravats. Six mois plus tôt, les pelleteuses finissaient le grignotage de la tour Avogadro (dix-neuf étages et 126 logements) de l’autre côté du boulevard Kennedy, dans le grand ensemble voisin de Valdegour. Les démolitions de ces bâtisses construites dans les années 1970 ont été décidées dans le cadre du nouveau programme national de rénovation urbaine (NPNRU), piloté par l’Agence nationale pour le renouvellement urbain (Anru). Un établissement public créé en 2004, à l’initiative de Jean-Louis Borloo, alors ministre de la Ville, pour mettre en œuvre un plan d’investissement massif à destination de 600 quartiers.

Devant un tas de gravats plus haut que lui, Madani Marzuk, 55 ans, militant pour l’association Droit au logement, pour qui cette scène est devenue banale, ne cache pas sa colère : « Le renouvellement urbain a tué la vie et le commerce dans mon quartier. J’ai vécu ma jeunesse dans un chantier permanent et regardez, trente ans plus tard, il n’y a plus aucune vie ! » Autour de lui, des dalles de béton entourées d’immeubles dont les rez-de-chaussée sont encore flanqués du nom d’anciennes associations. « Avant, il y en avait une dans chaque bas d’immeuble », raconte, nostalgique, le militant associatif. « Rien qu’à Valdegour, il y avait douze clubs de foot ! »

L’histoire de la Zup (Zone à urbaniser en priorité) de Valdegour ressemble à celle de nombreuses banlieues françaises. Construite dans les années 1960 à la va-vite pour répondre à la crise du mal-logement, elle était prévue, avec sa voisine, la « Zup Sud » de Pissevin, pour accueillir 40 000 habitants. Une ville dans la ville, avec ses loyers abordables, ses commerces de proximité, ses infrastructures sportives, un commissariat, un cinéma et même une boîte de nuit. Aujourd’hui, la quasi-totalité des commerces et des services publics ont disparu en même temps que certaines barres d’immeubles.

L’Anru, « une machine à démolir du logement social »

Valdegour a pourtant fait partie des 546 quartiers concernés par le premier programme national de rénovation urbaine (PNRU), lancé en 2004 avec l’objectif de réhabiliter les quartiers et ainsi favoriser « la mixité sociale ». Vingt ans après l’arrivée des premiers bulldozers, les classes moyennes ne sont pas revenues y vivre. Même les classes populaires qui l’ont pu sont parties.

Le quartier, composé uniquement de logements sociaux, est passé de 7 000 habitants dans les années 1990, à moins de 3 000 aujourd’hui. Selon le dernier rapport de l’Observatoire de la pauvreté en France, Pissevin-Valdegour est le quatrième quartier le plus pauvre de France avec un taux de pauvreté de 72 % (soit 11 880 personnes sur 16 500 habitants).

Au niveau national, l’Anru est critiquée pour avoir été une machine à démolir du logement social. L’agence « a assujetti son financement à la démolition de 164 000 logements sociaux pour n’en reconstruire que 142 000 », déplore le collectif Stop démolition composé d’urbanistes, d’architectes, d’habitants et de militants du logement. Depuis sa création, l’établissement a subventionné plus largement les projets de démolition : 73,7 % en moyenne contre 12,2 % pour la reconstitution de l’offre démolie ou 18,4 % pour la réhabilitation1. Cette tendance se poursuit. D’ici à 2030, le NPNRU prévoit la démolition de 110 000 logements supplémentaires, principalement sociaux, alors que 2,7 millions de ménages étaient en attente d‘un logement social en 2024.

« Les pouvoirs publics responsables » d’avoir « ghettoïsé les quartiers »

Laurent Burgoa, sénateur LR du Gard,

« Quand on parlait de l’Anru, il n’était jamais question de cadre de vie. C’était pour parler de quel immeuble on allait démolir », confirme Bernard Auzon-Cape, 93 ans. L’ancien élu départemental gardois – jusqu’en 2015 – a été très longtemps engagé dans la vie associative de Valdegour au point que le stade de foot porte son nom. Pour lui, les concertations avec les habitants, pourtant un préalable sur le papier, étaient factices. « Tout se décidait entre pouvoirs publics. Les bailleurs disaient ce qu’ils voulaient et l’État validait ou non », déplore celui pour qui « la mixité sociale a été un prétexte fallacieux » pour effacer un patrimoine urbain perçu comme une « erreur historique ». « Au début, il voulait démolir entièrement Valdegour », retrace Laurent Burgoa, sénateur LR du Gard, ancien élu nîmois délégué à la politique de la ville de 2014 à 2020, en référence à la volonté du premier directeur de l’Anru, Philippe de Vaele. « Il voyait Valdegour comme une citadelle qu’il fallait désenclaver. Il a fallu que l’on explique que des habitants étaient attachés à leur quartier. C’était leur vie ! »

Pour Ibrahim*, enfant du quartier devenu éducateur, les bailleurs sociaux ont aussi contribué à la dégradation de leur patrimoine immobilier. « Pour faire des économies, ils ont peu à peu supprimé les postes de gardiens d’immeubles et d’agents techniques qui faisaient l’entretien quotidien », raconte-t-il. « Aujourd’hui, quand tu as une panne, tu dois appeler une plateforme. Personne ne te répond directement et tu peux te retrouver sans eau ni électricité pendant plusieurs jours. »

En parallèle, l’attribution des logements sociaux s’est faite – et continue de l’être – en fonction de l’origine ethnique et du revenu des habitants. « Les pouvoirs publics sont responsables d’une politique de peuplement désastreuse qui a consisté à ghettoïser les quartiers », admet Laurent Burgoa. Un rapport préfectoral de 1990 pointait déjà que l’origine des ménages prenait « le pas sur tout autre critère d’évaluation dans les procédures de location d’un appartement2 ».

L’effet pervers de l’Anru sur le mal-logement

À Valdegour, le 18 décembre, se déroule une scène devenue banale. Une trentaine de locataires manifestent devant le local du bailleur social Habitat du Gard pour dénoncer le délabrement de leurs logements : ascenseur en panne, électricité coupée dans les parties communes, fuites d’eau, appartements devenus insalubres. Globalement, le mal-logement a progressé dans les quartiers concernés par l’Anru d’après un bilan réalisé en 2023 par le groupe parlementaire LFI-Nupes auprès de 30 quartiers3.

L’arrivée des financements de l’Anru dissuade les copropriétaires d’immeubles dégradés, les bailleurs sociaux, ou encore les communes, d’investir dans l’entretien du quartier, comme l’évoque l’adjoint au maire de Nîmes à la rénovation urbaine Olivier Bonné, dans la Gazette de Nîmes4 : « Nous n’allons pas investir de l’argent public dans des infrastructures qui sont vouées à la démolition. »

Le député de Haute-Garonne François Piquemal (LFI) a constaté le même processus d’abandon à Marseille, à Nice, à Sevran. « Les habitants font des demandes de relogement infructueuses car les logements construits actuellement sont inadaptés : plus petits, plus chers, loin du travail, ou tout simplement inexistants », témoigne-t-il.

Vers la gentrification ?

À Nîmes, les échecs de l’Anru à Valdegour ont-ils été pris en compte pour le prochain programme dont les travaux, à hauteur de 270 millions d’euros, vont s’étaler jusqu’en 2030 à Pissevin ? Madani Marzuk craint que la volonté politique non assumée ne soit d’évincer les plus pauvres d’une partie de la ville qui demain « vaudra de l’or » en raison de sa situation géographique car située en hauteur, entourée de bosquets et à proximité du CHU et des grands axes routiers. « Si tu veux faire partir des gens d’un quartier tu fais quoi ? Tu laisses pourrir la situation, tu ne rénoves pas. Tu laisses les associations fermer une à une. Tu laisses les dealers s’installer et il n’y a plus de vie », souffle celui dont les parents vivent encore dans le quartier.

Des résidents touchés par les démolitions demandent pourtant à être relogés sur place, explique Ibrahim : « Les gens aiment leur quartier et aimeraient pouvoir continuer à y vivre dignement. »

Estelle Pereira

Illustration : Roxane

* Le prénom a été modifié

Paru dans La Brèche n° 12 (juin-septembre 2025)

  1. « 20 ans d’Anru : les limites d’un système », Revue d’architectures, octobre 2024 ↩︎
  2. « Convention pluri-annuelle “Développement social des quartiers” », région Languedoc-Roussillon, juin 1990. Archives départementales du Gard. Consulté le 26 novembre 2024 ↩︎
  3. « #AllôAnru : 20 ans de rénovation urbaine en France. Un premier bilan de l’Anru par le groupe LFI-Nupes », juin 2023 ↩︎
  4. « Pissevin : la fin de la galerie Wagner », Gazette de Nîmes, 9 novembre 2023 ↩︎
  5. « Un rapport plaide pour la poursuite de la rénovation urbaine », Le Monde, 18 février 2025 ↩︎
  6. « Pour un renouvellement urbain résilient des quartiers et des territoires fragiles », Rapport Ensemble, refaire ville, février 2025 ↩︎
Des quartiers qui n’ont de prioritaires que le nom

D’un côté, des éloges dithyrambiques de la part d’élus locaux à propos de la politique de l’État sur le renouvellement urbain. « Un succès indéniable », dixit Patrice Vergriete, maire socialiste de Dunquerke (Nord) et éphémère ministre délégué du logement en 20235. De l’autre, des indicateurs sociaux dans le rouge : la pauvreté qui explose dans ces mêmes quartiers populaires et la ségrégation sociale qui s’accentue. Quels ont été les impacts sur la mixité sociale des premier (de 2004 à 2021) et second (de 2019 à 2030) programmes nationaux de renouvellement urbain sur les 600 quartiers concernés ? « Il n’existe pas d’évaluation consolidée des moyens publics consacrés aux quartiers prioritaires, toutes politiques confondues », relève un rapport6 sur l’avenir de l’Agence nationale pour le renouvellement urbain (Anru) de février 2025.

Alors que se réfléchit un troisième plan centré, cette fois-ci, sur la transition écologique et les villes « périurbaines », les rapporteurs relèvent que les politiques
ciblées sur les quartiers dits « prioritaires » se sont en réalité substituées aux politiques de droit commun, comme la santé ou l’éducation. Renforçant l’idée fausse que l’on dépense plus d’argent dans ces quartiers qu’ailleurs. « Les annonces récurrentes d’un nouveau “plan banlieue” ont pu donner crédit à cette idée d’une politique de la ville richement dotée. Bien que ces annonces soient le plus souvent restées des annonces, elles ont ouvert la voie à la dénonciation “des milliards pour les banlieues”, au profit de populations qui ne le mériteraient pas », dénonce le sociologue Renaud Epstein, dans une tribune parue dans Le Monde, rappelant que les crédits accordés à la politique de la ville sont inférieurs à 1 % du budget de l’État.