Face à la fonte des glaces, ils rêvent d’ensemencement et de barricades polaires

Alors que l’Arctique et l’Antarctique fondent à vue d’œil, certains chercheurs explorent la piste de la géo-ingénierie polaire. Une nouvelle approche pour préserver glaciers et banquises, enthousiasmante pour certains et préoccupante pour d’autres. Portrait d’une science controversée.

Glaciologues, militaires, archéologues, commerçants, anthropologues… Dans les territoires du Nunavut, nichée au cœur des contrées polaires nord-canadiennes, Cambridge Bay accueille depuis des poignées de décennies les curieux d’Arctique. Mais début 2025, cette minuscule ville de 1 700 habitants a reçu un visiteur insolite. C’est Real Ice, une start-up à but non lucratif venue expérimenter sa nouvelle méthode sur les étendues de glace de mer environnantes. Son objectif ? Installer des pompes électriques pour asperger d’eau la banquise, dans l’idée de densifier l’épaisseur de la glace et ralentir sa fonte en été. « Depuis nos débuts en 2022, nous étudions cette approche et comment la faire passer à l’échelle », s’enthousiasme ainsi auprès de La Brèche Andrea Coccellini, ancien serial-entrepreneur dans la finance reconverti comme codirecteur de Real Ice. Si l’entreprise cherche encore à jauger l’efficacité réelle de son système, elle ne peine pas à se projeter. « D’ici 2027, nous imaginons déjà le déploiement d’une petite flottille de cinquante drones sous-marins et une expérimentation sur près de 100 kilomètres carrés de banquise ! » Bienvenue dans le monde émergent de la géo-ingénierie polaire.

Nuages et barricades polaires

Dans cette quête effrénée de « correction » des catastrophes environnementales causées par l’homme, les mondes des pôles Nord et Sud apparaissent comme des zones d’actions cruciales. En Arctique, selon les données récoltées par les satellites de la Nasa1, la superficie de la banquise à la sortie de l’été est passée de 7,54 millions de kilomètres carrés en 1980 à 4,28 millions en 2022, soit une perte de glace de 13 % tous les dix ans. En Antarctique, vaste continent abritant 90 % de la glace terrestre et 70 % des réserves d’eau douce mondiale gelées, la température moyenne a grimpé de 3 °C sur les cinquante dernières années, et ses glaciers colossaux fondent à vue d’œil. Élévation du niveau des océans, effondrement du rôle de “réfrigérateur” de ces territoires polaires, altération critique des courants océaniques… Les conséquences à venir de ces fontes sont massives pour les écosystèmes et les vies humaines.

Ce tableau alarmant, les géo-ingénieurs polaires entendent l’adoucir. Et Real Ice n’est pas vraiment la seule entreprise à adopter cette approche. Ces dernières années, ce sont près de 61 projets analogues qui se développent. Parfois, ce sont des déclinaisons locales de méthodes déjà expérimentées sur d’autres territoires. Ici, des chercheurs chinois envisagent le cloud-seeding (une technique consistant à ensemencer les nuages avec de l’iodure d’argent afin d’accroître le rythme des précipitations) pour faire pleuvoir sur les glaciers et ainsi générer plus de glace. Là, des scientifiques envisagent de disperser des aérosols dans la stratosphère, pour tenter d’adoucir les rayonnements du soleil et la chaleur qui les accompagne.

D’autres fois, les projets sont des techniques spécifiquement imaginées pour l’Arctique et l’Antarctique, avec un sens de la démesure digne de la science-fiction. On pense notamment à la grande barricade polaire envisagée par le glaciologue Michael Wolovick. « L’idée, c’est de construire des murs sous-marins à l’embouchure de ces glaciers, pour limiter l’écoulement de la glace fondue dans les océans du monde entier. Prenez le glacier Thwaites dans l’Antarctique occidental. C’est un glacier immense, dont la fonte risque d’élever à lui seul le niveau de la mer de plus de cinquante centimètres, voire même de plusieurs mètres si on considère la réaction en chaîne sur les glaciers environnants », argumente ce chercheur à l’institut Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine. Des projets ambitieux dont certains ont déjà échoué, à l’image de celui déployé par le Artic Ice Project, une fondation de la Silicon Valley qui cherchait à bloquer les rayons du soleil sur la banquise.

« S’acheter du temps pour permettre de s’adapter au changement climatique »

Michael Wolovick, glaciologue

Comme souvent avec la géo-ingénierie, les craintes d’une approche contre-productive sont nombreuses. En effet, bricoler le climat avec des outils peu sûrs n’est-il pas la meilleure façon pour perdre de vue une bataille bien plus ardue et bien plus cruciale, celle de la réduction des émissions carbone ? Tous les acteurs du secteur rencontrés par La Brèche l’assurent : ces combats sont complémentaires. « Évidemment, réduire nos rejets de CO2 est une priorité absolue, explique John Moore, pionnier de la géo-ingénierie polaire et glaciologue à l’université de Laponie (Finlande). Mais nous n’avons pas le temps de sauver les glaciers seulement en réduisant nos émissions. Il faut s’emparer de tous les moyens possibles pour mitiger leur fonte et leurs effets. » Même son de cloche pour Michael Wolovick. « Ma barricade polaire ne serait pas une solution définitive à cette problématique. Elle permettrait plutôt de s’acheter du temps pour permettre aux sociétés humaines de s’adapter au changement climatique et à la montée des eaux. »

Risques de « répercussions inattendues »

Mais ce cap clair ne suffit pas à dissiper la controverse autour de telles méthodes. « Un glacier, une mer de glace, ce sont des espaces très riches et très complexes, prévient Heïdi Sevestre, célèbre glaciologue française membre du programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique. Prenez l’une des approches les plus envisagées, celle de bâcher les glaciers pour réduire la fonte. Au-delà de l’aspect logistique très compliqué, il ne faut pas oublier qu’une biodiversité invisible à l’œil humain mais très importante vit à leur surface. Les recouvrir de bâches, c’est la mettre en péril et risquer des répercussions inattendues. »

Ainsi, de nombreux glaciologues s’alarment des éventuelles conséquences des techniques de géo-ingénierie sur les écosystèmes polaires. En novembre 2024, une trentaine d’entre eux (dont Heïdi Sevestre) publiaient une étude2 qui pointait qu’au-delà des enjeux de faisabilité technique, la plupart des projets imaginés sont dangereux sur le plan environnemental, archétypes de la « fausse bonne idée ». « Certains de nos collègues affirment “Certes, la géo-ingénierie n’est pas parfaite, mais si on ne la met pas en place ça risque d’être pire !”, continue Heïdi Sevestre. Mais ça n’est pas vrai. Bloquer les rayonnements du soleil, installer des murs autour de l’Antarctique et du Groenland alors que les interactions entre les calottes polaires et les océans sont cruciaux, etc. Mal mis en place, ce pourrait être cataclysmique ! »

« L’argent manque »

À vrai dire, ces précautions extrêmes sont également appréhendées par la plupart des acteurs investis dans des démarches de géo-ingénierie. « L’important est d’étudier les différentes approches et d’identifier comment les faire passer à l’échelle. Nous ne voulons pas foncer tête baissée », assure John Moore, qui aux côtés de cinq autres scientifiques, s’occupe de l’initiative Climate Interventions. Projet soutenu par l’université de l’Arctique (un réseau d’instituts consacrés à ce territoire septentrional), cet index recense toutes les démarches de géo-ingénierie polaire en leur attribuant diverses notes. Niveau de maturité technologique, coût financier, potentiel, risques environnementaux, conséquences pour les peuples autochtones… « Nous avons établi douze paramètres, qui permettent à quiconque de jauger l’état d’un projet et les risques qu’il implique », explique le glaciologue.

Reste que les coûts en termes de temps et d’argent à investir, pour savoir si barricader un glacier ou déployer une armada de pompes électriques sur une banquise auront des effets globalement positifs, interrogent sur la réelle nature pragmatique de la géo-ingénierie des pôles. Pour de nombreux chercheurs, la crainte est réelle de voir de précieuses ressources dilapidées dans des projets spectaculaires dont la valeur ajoutée reste hypothétique. Année après année, la géo-ingénierie polaire attire les investissements de philanthropes et d’entreprises intéressés par ses promesses. « Ces initiatives sont principalement financées par des particuliers, souvent des acteurs du monde de la Tech qui sont attachés au développement de solutions d’ingénieurs », détaille John Moore. Si la plupart préfèrent rester anonymes, ce n’est pas le cas de tous, à l’image de Mike Schroepfer, ancien chef de la technologie chez Meta devenu l’un des argentiers de la géo-ingénierie avec son fonds philanthropique Outlier Project. « L’argent manque par ailleurs, regrette finalement Heïdi Sevestre. Pour beaucoup d’entre nous, la géo-ingénierie est une distraction par rapport à des approches plus concrètes et immédiates. Ça a beau être l’année internationale de la préservation des glaciers, c’est très dur d’avoir des financements sur la recherche polaire. »

Quentin Le Van

Illustration : Léah Touitou

Paru dans La Brèche n° 12 (juin-septembre 2025)

  1. Arctic Sea Ice Minimum Extent, 1985-2022, climate. nasa.gov ↩︎
  2. « Protéger les régions polaires des dangers de la géo-ingénierie », Frontiers in Science, novembre 2024 ↩︎