« Téléphones interdits » : au moulin du Rat, zone de retranchement pour électrohypersensibles
Nous avions réalisé une enquête sur l’impact des ondes électromagnétiques sur la santé, dans notre premier numéro1. Un phénomène qui nous concerne tous mais qui change la vie de certaines personnes, les électrohypersensibles (EHS). Marginalisés et chassés par un ennemi invisible, les ondes électromagnétiques, ils cherchent désespérément des zones blanches2. Nous sommes allés dans un de ces très rares havres de paix pour parler des conséquences d’une technologie, d’humain et de dignité.
Pour caler un rendez-vous au moulin du Rat, il faut prendre son mal en patience. Tout se passe par voie postale. Il faut s’armer d’une feuille, d’un stylo et d’un timbre pour parvenir à convenir d’un jour qui convient à tous. Cela prend du temps, plusieurs mois en l’occurrence. Puis, il faut trouver les lieux. Évidemment, ce n’est pas le plus simple. Le lieu-dit du Rat est situé sur la commune de Novacelles dans les gorges de la Dolore, dans le Puy-de-Dôme. « Après le panneau Issandolanges, prendre le chemin qui passe devant la première maison à droite et se garer à côté d’une vieille voiture qui semble abandonnée. » Les indications sont succinctes. Après avoir tourné sur les routes désertes, bingo. Une fois garé, il faut encore marcher dix bonnes minutes dans un chemin qui s’enfonce dans les gorges. Des panneaux « éteignez votre téléphone » ou « téléphones interdits » mettent sur la voie jusqu’à la bâtisse.
« Ici c’est le monde d’en bas »
Au fond de la vallée, le long d’une rivière, se trouve une maison retapée. Autour, un campement de fortune avec des roulottes et caravanes. « On s’est fait un trou », plaisante Jean-Jacques Villemot, le propriétaire des lieux, qui nous accueille sous une pluie battante. Installé au lieu-dit du Rat, il a perdu beaucoup en venant ici mais pas son humour. « Ici c’est le monde d’en bas. Les gens vivent d’une certaine manière et nous d’une autre. » Pas d’électricité, pas d’eau courante… Une vie d’ascète imposée par les ondes : « On vit en ayant intégré l’hypersensibilité. Nous sommes condamnés à vivre de manière plus simple. Et pour avoir une vie simple, il faut beaucoup de réflexion et tout anticiper. Si on veut vivre ici, on s’engage. »
Peu comprennent leur situation : « On est comme dans un escape game où quelque chose d’invisible nous poursuit partout. Sauf qu’il n’y a rien d’amusant. » Surtout que personne ne les aide pour sortir de ce calvaire. « On se calfeutre parce qu’on a l’impression que l’on va crever. On ne peut pas appeler les pompiers ni le Samu. Notre vie peut basculer. Les gens ne mesurent pas. On se sent comme une bête traquée. On passe souvent pour des malades mentaux, mais c’est notre corps qui dicte. »
« Quand je découvre que je suis EHS, je perds ma famille, ma maison et mon boulot »
Jean-Jacques, 66 ans
Jean-Jacques a 66 ans. Il était enseignant en lycée agricole, en Vendée. Il a fait le lien « grâce à son agenda ». C’était en 2004-2005 : « Dans l’objectif de fonder un site pour une association, je notais tous mes rendez-vous pour ce projet, dans un cybercafé. À chaque fois que je rentrais, j’avais les mêmes symptômes : des nausées, des vertiges… » Un mal difficile à accepter : « Entre 2006 et 2008, j’ai lutté. J’ai quatre enfants. Et quand je découvre que je suis EHS, je perds ma famille, ma maison et mon boulot. Il y a un sentiment d’injustice. »
Comment est-il passé de la Vendée à l’Auvergne ? « En 2008, après huit mois d’épuisement, la CPAM me demande de retourner travailler. J’en étais incapable. » Grâce à la solidarité familiale, il trouve un point de chute, à Saint-Amant-Roche-Savine, en Auvergne. Il se ressource. Puis, il part en recherche de zones blanches. « Sur une carte IGN, j’avais marqué les zones intéressantes. Pendant deux mois et demi j’ai traversé une partie du sud de la France. Je suis parti de Saint-Amand, et je suis revenu ici. » Il comprend que ce qu’il cherche est une denrée rare, alors quand se présente l’occasion du moulin du Rat, il n’hésite pas longtemps. « En 2017, j’étais venu mais ce n’était pas parfait car il y a un peu de signal. Quand en 2018, je reçois un appel pour acheter cette maison, je me suis dit que je n’aurais jamais tout, que l’essentiel était là et qu’il restera à jouer des coudes s’il y a des améliorations à faire. » Le voilà propriétaire d’une ruine et d’un terrain couvert de ronces : « Il y avait beaucoup de travaux à faire. Je voulais exploiter le maximum de surface pour pouvoir accueillir des EHS. J’avais fait un dortoir mais les EHS sont des gens normaux, ils veulent un coin à eux. » Chacun a ses habitudes, ses spécificités, ce qui explique les différentes habitations de fortune installées sur le terrain.
« Au village, certains nous appellent les rats »
Jean-Jacques revient du marché. Il est midi et il se met au fourneau avec Lise*, présente ici depuis un peu plus d’un an. Ils sont cinq actuellement à vivre ici. « On peut être une quinzaine durant l’été », précise-t-il. Certains vivent là à l’année, d’autres viennent se ressourcer quelques mois ou semaines. Beaucoup connaissent l’errance. Souvent, leur seule présence dérange. Ce coin perdu ne déroge pas à la règle : « Vous avez-vu les panneaux ? Certains randonneurs préfèrent changer de chemin plutôt que d’éteindre leur portable! C’est une addiction. Couper leur téléphone c’est comme si on les privait de leur liberté. »
Peu les prennent au sérieux : « Il y a de l’incrédulité. On nous dit “si c’était nocif on le sentirait”, mais pour nous c’est tellement douloureux que ça devient évident. On apprend aux enfants que le feu brûle. C’est facile car tout le monde ressent la chaleur. Mais dans notre société, il n’y a aucune info pour dire que les ondes sont nocives. » L’EHS met d’ailleurs du temps à comprendre et va se brûler à plusieurs reprises : « Au fur et mesure que sa sensibilité grimpe et que ses symptômes se développent, il apprend à faire le lien de cause à effet. Il en a fait l’expérience 1 000 fois avant de chercher à se protéger. Il est obligé d’adopter des comportements différents pour survivre. »
Leur situation et leurs maux ne sont pas toujours bien perçus. « Au village, certains nous appellent les rats », glisse Lise, 53 ans. Elle est venue se ressourcer au moulin, fin septembre 2023. « J’habitais en périphérie de Saint-Étienne. J’ai travaillé 22 ans comme secrétaire commerciale et assistante de direction. Petit à petit, mon corps a lâché. » Les premiers signaux sont arrivés en 2014, peut-être avant. Il a d’abord été difficile de comprendre ce qui lui arrivait : « Mon état a empiré. J’étais à la fois fatiguée et énervée. J’avais des douleurs. Avec le wifi, impossible de dormir. J’ai fait des tests et par observation j’ai compris. » Mais elle a repoussé l’échéance au maximum : « Je savais que j’allais perdre du lien social. Dans la famille, certains ne comprennent pas. »
L’impact des ondes électromagnétiques n’est pas reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les souffrances oui. Le grand public n’accepte souvent ni l’un ni l’autre. Pour beaucoup, tout cela ne serait que psychologique. « Quand je suis arrivée, je faisais 40 kilos. Je ne tenais pas debout. J’avais de plus en plus de soucis cardiaques », raconte Lise. Elle est arrivée le 30 septembre 2023 et n’est pas sortie pendant six mois : « J’ai repris plus d’un kilo par mois pour arriver à 49 kilos. Et je suis ressortie au printemps 2024. »
Par « ressortie » comprenez : une virée hors de la zone blanche, qui lui a coûté beaucoup d’énergie. L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) avance un nombre de l’ordre de 5 % dans la population française, soit environ 3,3 millions de personnes qui souffrent, à des degrés variables, de sensibilité exacerbée aux ondes électromagnétiques. Combien sont prêts à basculer ou risquent l’errance ? Certaines études montrent bien l’impact des ondes sur la santé. Nous avons déjà expliqué les travaux de différents chercheurs, de rapports de scientifiques et le texte du Conseil de l’Europe voté en 2011 demandant un principe de précaution sur l’utilisation des ondes avec un durcissement des normes. Mais l’argument de l’absence de consensus scientifique balaie tous ces travaux d’un revers de main. À ce sujet, Catherine Neyrand, présidente de l’association de prévention des ondes électromagnétiques Poem26, aime citer le médecin, physiologiste et épistémologue, considéré comme le fondateur de la médecine expérimentale, Claude Bernard : « Quand le fait qu’on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie, alors même que celle-ci, soutenue par de grands noms, est généralement adoptée. » Comme pour l’amiante et le tabac, la bataille sera longue. « On nous met sous Xanax mais le problème n’est toujours pas réglé. Et à un moment, on doit fuir », déplore Jean-Jacques.
Au moulin du Rat ils sont à l’abri mais pour combien de temps ? « Pour le moment ça va mais à chaque changement de technologie on s’inquiète. Il faut toujours veiller et anticiper », précise Jean-Jacques
alors que nous passons à l’étage pour déguster la soupe. Combien existe-t-il de lieux adaptés aux EHS en France ? « Des lieux comme ça ? Ça se compte sur les doigts d’une main amputée, parce que je n’en vois pas vraiment. Il y a des campings comme vers Saint-Julien-en-Beauchêne, mais on ne peut pas y rester à l’année. »
« Survivre ne m’intéresse pas »
Camille*
Dans le jardin, Camille* a installé sa caravane. Il est là pour quelques semaines : « J’ai basculé en 2014. J’avais toujours eu une santé de fer et d’un coup j’ai eu plein de problèmes. Je n’avais pas de portable alors je ne me sentais pas concerné. J’ai senti une évolution par paliers avec des symptômes de plus en plus forts, et quand ça redescendait, ça ne redescendait jamais aussi bas. J’étais dans un habitat collectif avec beaucoup de téléphones autour de moi. Impossible de me protéger. » Il doit alors changer de vie : « Cela faisait 15 ans que je vivais dans des lieux collectifs et là je dois me mettre à l’abri. » Un abri bien difficile à trouver : « En 2019, j’ai fait une liste de 7 ou 8 zones blanches et j’ai testé. J’ai commencé une vie d’errance. En 2020, j’ai planté ma tente à Saint-Julien-en-Beauchêne (Hautes-Alpes). J’ai dormi comme ça ne m’était pas arrivé depuis très longtemps. » Le constat par l’expérience. Mais là-bas, pas de logement et impossible de s’installer durablement : « Depuis juillet je suis parti trouver autre chose. J’en suis à me dire qu’il va falloir quitter la France. Ça ne peut pas être pire… Quand j’ai compris que j’étais EHS, j’ai dû me mettre à vivre comme ça. C’est compliqué. Vivre seul, ce n’est pas mon truc. Survivre ne m’intéresse pas, je veux vivre. Et pour cela, il faut trouver un endroit. »
Jean-Jacques Villemot a trouvé le sien. « Chaque été mes enfants viennent me voir avec mes cinq petits-enfants. » Avoir un toit ça change tout, car comme il le dit si bien : « Les EHS sont des gens normaux et veulent un coin à eux. »
Texte et photo : Clément Goutelle
* prénoms d’emprunt