Greenwashing : et maintenant, la fable de l’IA qui sauve la planète

Ni les menaces sur l’emploi, ni les nuisances environnementales documentées encore dans La Brèche de décembre dernier, ne sauraient freiner l’emballement général pour l’IA. De Jeff Bezos à Xavier Niel, du Giec à l’Ademe, et des « Écologistes » à LFI, un même discours tourne à la manière d’une redondance informatique : certes, l’IA consomme énormément de ressources, mais utilisée de façon éthique et efficiente, elle résoudra les problèmes écologiques trop complexes pour l’esprit humain. Un discours machinal, mais généré par des humains.

Les chiffres extravagants de l’IA relancent le désormais vieux débat des impacts du numérique1. « Le besoin de calcul informatique pour l’IA a été multiplié par un million en six ans », semble s’alarmer le patron de Google2. À tel point qu’un centre de données dédié à l’IA consomme entre 6 et 10 fois plus d’énergie qu’un centre classique. Les plus gourmands, aux États-Unis ou en Corée du sud, absorbent l’équivalent d’un réacteur nucléaire !

Les géants de la tech accaparent l’énergie verte et lorgnent sur le nucléaire

Les data centers d’Amazon consomment comme 22 millions de familles occidentales, mais s’abreuvent d’une électricité « 100 % issue ou compensée par des énergies renouvelables ». Ce qui fait du livreur à domicile, propriétaire de plus de 500 sites éoliens et solaires, le plus gros producteur-consommateur de renouvelables au monde3. Dans cette course à l’électron, Meta (Facebook) vient de raccorder son data center de l’Arizona à 857 000 panneaux solaires étalés sur 800 hectares, et Google d’intercaler le plus grand stock par batterie du monde entre ses panneaux et ses data centers.

En France, les usines de calcul pourraient consommer l’énergie de sept réacteurs nucléaires en 2030. Le frenchy Xavier Niel, patron de Free et du Monde, investisseur des principaux projets français d’IA (Scaleway, MistralAI, Kuytai), vient de commander 140 Gwh d’énergies renouvelables, soit l’électricité d’une ville de 60 000 habitants, pour alimenter ses propres usines à données.

Face aux délais de construction des réacteurs, la première solution réside dans les énergies renouvelables. Mais à long terme, la question demeure. C’est pourquoi Jeff Bezos, Bill Gates ou Elon Musk multiplient les participations dans la recherche atomique, y compris l’hasardeuse fusion. Ils lorgnent sur les petits réacteurs modulaires de 15 à 50 Mw, réservés jusqu’alors aux sous-marins. La firme Oklo du PDG d’OpenAI Sam Altman vient d’ailleurs de signer son premier contrat avec Equinix, le plus gros fabricant de data centers du monde.

En attendant, la tendance actuelle est de coller son data center à la centrale. Tel le récent Cumulus Data d’Amazon, en Pennsylvanie, qui consomme l’équivalent d’un réacteur, ou celui de Microsoft à Boydton, en Virginie. Un modèle industriel venu du XIXe siècle, associant haut-fourneau et fosse de charbon.

La puissance du calcul machinique se prend pour Dieu

Pour économiser l’énergie, le site de traduction DeepL a installé ses centres de données en Islande, Suède et Finlande : « Le climat froid permet d’éliminer 40 % de l’énergie totale nécessaire pour refroidir les serveurs. Il suffit d’ouvrir les fenêtres4 », explique l’ingénieur en chef. Aucun éco-geste ne sera épargné. L’association française GreenIT suggère un ÉcoScore de l’IA inspiré du NutriScore, et l’« écoconception » des data centers. Des solutions difficilement appréciables au regard de besoins exponentiels, mais que les bureaux d’État prennent au sérieux.

Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) vient de rendre son rapport sur les « opportunités et risques pour l’environnement » de ladite IA. Entre autres propositions : la formation des ingénieurs à l’écoconception, la construction de data centers sur des sites déjà artificialisés, la récupération de la « chaleur fatale » des serveurs. Soit l’optimisation par ingénierie.

L’Ademe, dans son rapport de janvier 2025, fait vœu de « sobriété ». Elle entend sauver l’IA de ses extravagances, car elle offrirait « des opportunités pour l’écologie » : éclairage intelligent de l’espace public, détection et maintenance prédictive des réseaux de fluides, optimisation de l’arrosage agricole, soit le vieux projet de smart
planet
.

Dans cette veine, le Giec vient de créer avec Microsoft un « Climate data hub », une « plate-forme alimentée par l’IA » capable de mesurer les données d’émissions de ses 196 États-membres, à fins de contrôle et planification5. Enthousiaste, le président du Conseil national du numérique Gilles Babinet résume le potentiel climato-friendly du numérique, dans son livre Green IA : « Le climat, mais aussi la biodiversité, sont des systèmes complexes, comprenant de multiples facteurs simultanés et séquentiels. Or, la grande force de l’intelligence artificielle, c’est justement sa capacité à embrasser la complexité en effectuant des arbitrages à moindre coût.6 » Grosse équation réclamerait gros boulier.

Cette prétention à la modélisation cybernétique du « système-Terre » date au moins du Rapport Meadows, du Club de Rome, en 1972, première étude du genre7. La puissance du calcul machinique, variante moderne d’un Dieu omniscient et omnipotent, fascine encore les aspirants planificateurs écologistes. L’Avenir en commun de La France insoumise prétend qu’aux conditions d’un « numérique sobre » et d’un « green coding », la puissance de l’IA permettra de « lutter contre les effets du changement climatique ». Le programme des « Écologistes » aux Européennes suggère qu’en permettant de « mieux piloter les consommations énergétiques », le numérique peut se mettre « au service de la bifurcation écologique ».

Les mots sont bien choisis. Si l’art de piloter est effectivement la traduction du grec kubernêtikế, les candidats au poste de commande numérique ne manquent pas. Quant à savoir si l’explosion des besoins en ressources sera compensée par l’optimisation du système-Terre, la promesse relève plus de l’autosuggestion que d’un savant calcul. Ou de la propagande.

TomJo

Illustration : Modeste Richard

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)

  1. Cf. Flipo Fabrice, Dobré Michelle, Michot Marion, La face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, L’Échappée, 2013 ↩︎
  2. « Derrière l’IA, la déferlante des data centers », Le Monde, 15 juin 2024 ↩︎
  3. Communiqué du 10 juillet 2024 ↩︎
  4. Cio online, 8 février 2024 ↩︎
  5. « UNFCCC partners with Microsoft to use AI and advanced data technology to track global carbon emissions and assess progress under the Paris Agreement », Microsoft News Center, 29 novembre 2023 ↩︎
  6. Babinet Gilles, Green IA : l’intelligence artificielle au service du climat, Odile Jacob, 2024 ↩︎
  7. Meadows Donella H., Meadows Dennis L., Randers Jørgen, Behrens III William W., Limits to growth, a report for the Club of Rome’s project on the predicament of mankind, Potomac Associates Book, 1972 ↩︎