Vanille : le dérèglement climatique menace « l’or de La Réunion »
Les effets du dérèglement climatique menacent la production de vanille, culture emblématique de l’île de la Réunion. Pour trouver de la fraîcheur, les cultures se déplacent en altitude et sous des systèmes d’irrigation. Des adaptations désormais incontournables alors que la situation promet d’empirer.
« Il reste quelques fleurs à gauche à droite, mais globalement, c’est terminé », souffle Bertrand Côme, producteur de vanille et transformateur depuis 15 ans au domaine du Grand Hazier, à Sainte-Suzanne, au nord-est de La Réunion. Tous les jours depuis septembre, il parcourt méticuleusement ses deux hectares de terrain, entouré du vert vif de sa parcelle face au bleu immense de l’océan, à la recherche de fleurs à « marier ». Sur l’île, la culture de la vanille est un art alliant patience et délicatesse. « Les fleurs s’épanouissent le matin et se fanent le soir : nous n’avons que quelques heures pour les féconder. Il faut aller vite, malgré leur fragilité. » Et cette année, il n’a pas chômé : « La floraison a été exceptionnelle ! » Un soulagement car l’année d’avant « c’était catastrophique », se souvient-il douloureusement. En 2023, pas de fleurs, pas de gousses, pas de vanille. En cause ? Les récurrents épisodes intenses de chaleur et les fortes pluies.
« 2 °C de plus que les normales », production en berne
Car pour fleurir, les plants de vanilliers doivent subir un stress thermique, déclenché par le climat sec et les faibles températures de l’hiver austral (mai à août), d’environ 15 °C la nuit. La liane, historiquement cultivée dans les sous-bois, a besoin d’ombre et de fraîcheur. Mais le dérèglement climatique lisse les saisons, avale l’hiver et menace la production de vanille de l’ancienne « île Bourbon ». L’année dernière, « il a fait 2 °C de plus que les normales ! », s’exclame Bertrand Côme. Sa récolte n’a jamais été aussi faible : 3,5 fois moins que sa moyenne des 15 dernières années, « donc cette année, nous n’avons rien à vendre ». Pour maintenir son activité, le domaine limite ses ventes à 15 grammes de vanille par personne.
Pour Olivia Sautron, productrice à Saint-Phillipe, dans le sud de l’île, la récolte a même été divisée par six, passant de 180 à 34 kilos en un an. « En 30 ans, c’est du jamais vu. C’est dur et très décevant, mais il ne faut pas lâcher, c’est une exploitation familiale, je veux la faire perdurer », articule-t-elle, encore émue. « Tous les ans, je travaille 4 mois à l’usine de cannes. Sans ce complément de revenu, ma famille ne tiendrait pas. » La plupart des quelque 150 producteurs et productrices de l’île possèdent de très petites exploitations, et rares sont ceux qui vivent exclusivement de la vanille. Mieux vaut assurer ses arrières, surtout ces dix dernières années. « Avant, on avait une mauvaise année de temps en temps, se souvient Bertrand Côme. Maintenant nous n’avons que des années moyennes ou mauvaises… et de temps en temps, une bonne année. » Dans les années 1930, l’île produisait les trois quarts de la production mondiale. En 1960, La Réunion produisait 60 tonnes de vanille par an, contre 17 tonnes aujourd’hui. En 2023, les quelques gousses qui ont réussi à sortir ont finalement été arrachées par les vents du cyclone Belal.
Deux causes principales : « chaleurs ponctuelles extrêmes » et « épisodes de pluies brutales »
Romane Guehery, étudiante ingénieure à l’Istom
Durant cinq mois, Romane Guehery, étudiante ingénieure à l’Istom (École supérieure d’agro-développement international, à Angers), est venue à La Réunion pour mener une étude sur l’impact des aléas climatiques sur le rendement de Vanilla planifolia. Son travail s’est basé sur les rendements de douze productions rattachées au domaine du Grand Hazier, ces 15 dernières années, mis en relation avec les données de Météo-France. « Je me suis concentrée sur la zone de production autour de Sainte-Suzanne [nord-est] et sur celle autour de Saint-Philippe [sud-est] » Ses conclusions sont sans appel : il existe bien une corrélation entre les épisodes climatiques intenses et la baisse de rendement. « Pour les parcelles du nord-est de l’île, c’est dû aux chaleurs ponctuelles extrêmes. Pour celles du sud-est, ce sont surtout des épisodes de pluies brutales. » Pour demain, peu de suspense : ces perturbations climatiques vont s’intensifier. Dans ce contexte, 2024 sonne comme un répit, « on a eu un climat bien sec et froid, l’idéal ! », résume Bertrand Côme. Soulagé, mais pas complètement rassuré : le passage d’un violent cyclone pourrait endommager les gousses. Les yeux sont tournés vers le ciel, en attendant la récolte en juin. Avec la vanille, il faut compter neuf mois entre la pollinisation et la cueillette.
Prendre de la hauteur ?
Au dérèglement climatique, s’ajoute la concurrence de Madagascar, qui assure 80 % de la production mondiale avec 3 000 tonnes par an selon la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations Unies). Un monstre de production auquel font face les vanilleraies de La Réunion avec leurs 17 tonnes annuelles. « L’âge moyen des producteurs et productrices est de 60 ans ! Dans 15 ans, cette population-là va tout simplement arrêter… », anticipe Bertrand Côme. Comment alors préserver la culture sur l’île ? Ici, les parcelles de vanille se cultivent à l’est, et se concentrent majoritairement à proximité du littoral. « Depuis toujours, dans les “Hauts”, ce n’est pas bon du tout ! », rappelle Olivia Sauteron. Or, c’est désormais sur la côte que se concentrent les fortes chaleurs, et les plus grosses pertes. En 2023, la parcelle de Bertrand Côme située à 250 mètres d’altitude a été moins touchée que celles sur le littoral, à 40 et 70 mètres d’altitude. La solution est en partie trouvée : prendre de la hauteur. Facile, a priori, sur une île de relief, où l’altitude grimpe de 0 sur le littoral jusqu’à 3 000 au Piton des Neiges en quelques kilomètres. « Sauf que la majorité des productions sont installées dans “les Bas”. On ne change pas de terrain comme ça !, coupe Bertrand Côme. C’est à nous de construire le paysage de la vanille dans les prochaines années et d’orienter la culture dans de nouvelles régions avec des politiques de développement adaptées. » Le Grand Hazier cherche donc à développer de nouveaux partenariats dans “les Hauts” et s’est récemment associé avec quatre ou cinq jeunes, « un vent frais qui souffle ».
« C’est l’or de La Réunion »
Pour arriver dans l’exploitation de la famille Cambona, il faut grimper et grimper encore dans les hauteurs de Saint-Louis (400 mètres d’altitude), traverser les champs de cannes et de bananes avant d’arriver. De ce côté-là, à l’Ouest, on n’a jamais vu de vanille, ici on fait plutôt du fruit. Après avoir passé le portail, le paysage verdoyant est moucheté de rouge : les pieds de litchis poussent par centaines. « Plus loin, nous avons des longanis (ndlr, nommés aussi œils du dragon) et de la canne, ce que mon père et mon grand-père ont toujours cultivé », explique Séverine Cambona, 26 ans. Il y a 7 ans, son père, Jean-Hugues Cambona, a posé une bouture de Vanilla pompona à l’ombre d’un pied de litchi. « Pour la beauté du geste et la fierté d’avoir un plant de vanille », sourit le soixantenaire. Aujourd’hui, la liane mesure près de quatre mètres et se porte à merveille.
« La liane, la fleur, la gousse sont magnifiques. C’est l’or de La Réunion », réalise Séverine, qui se forme auprès de son père pour reprendre l’exploitation. La jeune femme souhaite poursuivre la production de fruitiers mais veut aussi se lancer dans la culture de vanille. Les conditions sont devenues propices de ce côté de l’île, mais Séverine sait que le dérèglement climatique va empirer et anticipe déjà. Dans un ou deux ans, elle fera installer une ombrière de 1 000 mètres carrés pour y rassembler ses vanilliers. « C’est indispensable pour les protéger du soleil et activer le système d’irrigation en cas de fortes sécheresses. Il faut penser à tout ! » Cela permet aussi de rassembler les plants pour ne pas crapahuter dans toute la parcelle alors que chaque fleur ne reste ouverte que quelques heures.
Les investissements sont coûteux mais elle devrait recevoir des aides du Feader (Fonds européen agricole pour le développement rural). Les aides européennes à la plantation de vanille sous ombrières absorbent entre 40 et 60 % de l’investissement. Il existe aussi des aides au prix d’achat de la vanille verte, entre 5 et 15 euros par kilo et par an, et des aides au maintien des surfaces plantées en vanille : 650 euros par hectare et par an. Entre fluctuation des prix, temps de pousse, de transformation et aléas climatiques, Séverine sait qu’elle devra être patiente, « les sous commenceront à entrer dans 10 ans », concède-t-elle. Si tout se passe bien, ça pourrait valoir le coup, le kilo vert se vend entre 110 et 130 euros aux coopératives. Sinon, cela aura au moins servi à rendre fière Séverine dont les yeux s’illuminent à l’idée de participer à la grande histoire de la vanille, et de la faire perdurer dans un moment critique.
« On ne produira plus la vanille comme avant »
Carine Charron, responsable scientifique du Cirad
À Saint-Pierre, Carine Charron, responsable scientifique, veille attentivement sur la collection de vanilliers du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Sous ombrières, des centaines de plants de vanille s’enroulent autour de tuteurs. « Il existe entre 120 et 130 espèces de vanille dans le monde, seulement trois sont cultivées, dont Vanilla planifolia qui produit plus de 95 % des gousses commercialisées. » Debout devant les longues allées de plants, la chercheuse n’hésite jamais à clarifier : « Nous ne sommes pas une pépinière ! » Le Cirad reçoit les agriculteurs et agricultrices qui le souhaitent pour les informer des évolutions de la culture : « C’est sûr, on ne produira plus la vanille comme avant. » Aux personnes qui veulent se lancer, elle préconise de varier les patrimoines génétiques pour ne pas avoir uniquement des boutures issues d’une même plante mère. « Au sein des espèces, il existe des tas de croisements génétiques. » Ainsi, certains plants sont plus résistants au chaud et à la sécheresse, d’autres à la pluie et à l’humidité, d’autres encore résistent aux maladies et champignons. « Plus on a de la diversité, moins on risque de voir l’entièreté de sa production dévastée par un seul et même épisode climatique intense. »
Pour préserver la culture de vanille malgré les fortes chaleurs à venir, la chercheuse se penche aussi sur d’autres espèces. Certaines peuvent pousser en milieu très chaud et aride, notamment les vanilles aphylles, sans feuilles, qui poussent sur des rochers en plein soleil et respirent dans l’humidité de la nuit. Bémol : leur gousse n’a pas de qualité gustative et est impropre à la consommation. « Nous n’en sommes qu’aux balbutiements pour comprendre ce qui différencie leur patrimoine génétique des Vanilla planifolia, aromatiques mais sensibles à la sécheresse. Nous arriverons peut-être à créer une variété alliant résistance et qualité gustative dans 20 ans. » Un défi de taille qui laisse sans réponse la question que tout le monde se pose : existera-t-il, un jour, une vanille résistante au dérèglement climatique ?
Justine Rodier
Illustration : Gally
Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)
Les vanilliers endémiques de Madagascar à l’épreuve de la déforestation
« À l’échelle mondiale, le plus grand danger pour les vanilliers sauvages n’est pas le dérèglement climatique mais l’arrachage des orchidées par les humains », déplore Carine Charron, chercheuse au Cirad. À Madagascar notamment, les plants de vanille sont arrachés car la plupart des espèces ne produisent pas de gousses aromatiques, les gens considèrent qu’il s’agit d’une mauvaise herbe. C’est aussi pour cela que le Cirad abrite et protège sa collection de vanilliers. « Les tiges de vanilliers aphylles [sans feuilles] ont une forme phallique et on leur attribue des propriétés aphrodisiaques. On les arrache et on en fait de la poudre, comme le viagra avec la corne de rhinocéros », regrette encore la chercheuse. Pour sensibiliser la population et préserver ces vanilliers endémiques, le Cirad travaille en collaboration avec l’université d’Antananarivo pour essayer de préserver les plants. À La Réunion, on constate parfois des vols de gousses vertes dans les parcelles agricoles, juste avant la récolte.