Combat géopolitique : la boxe, bientôt K.O. ?

À travers les instances internationales de boxe, la Russie et les États-Unis se livrent une véritable lutte d’influence. Soutien diplomatique, financier, politique, chaque camp essaye d’avancer ses pions pour une discipline menacée d’exclusion aux prochains Jeux olympiques.

« Pour le moment, la boxe n’est pas dans les sports programmés aux Jeux olympiques de Los Angeles 2028. Afin de remédier à cela, le CIO (Comité international olympique) a besoin d’avoir comme partenaire une fédération internationale de boxe pour début 2025. » Dans une lettre officielle envoyée le 30 septembre aux 206 comités olympiques nationaux à travers le monde, le CIO officialisait sa menace tacite de retirer la boxe des disciplines olympiques. Un choc : comment le noble art, présent sans discontinuer depuis 1904 – hormis l’édition 1912 à Stockholm car la boxe était interdite par la loi suédoise de l’époque –, peut-il se retrouver dans une telle situation avec deux fédérations distinctes revendiquant sa légitimité ?

Baron de la drogue et meurtre non élucidé

Historiquement, la boxe était régie depuis les années 1920 par l’AIBA, la Fédération internationale de boxe amateur, connue aujourd’hui comme l’IBA1. Elle a été marquée par de multiples scandales (achats de juges, corruption, dopage), dont la risible olympiade de Séoul en 1988 où Roy Jones Jr fut privé de la médaille d’or au profit d’un comattant local, Park Si-Hun, dans des circonstances abracadabrantesques. « L’Américain a gagné facilement, tellement facilement que j’étais persuadé que mes quatre collègues arbitres allaient entériner le score en sa faveur avec un gros écart. Par conséquent, j’ai voté pour le Coréen pour que le score soit de 4-1 afin de ne pas embarrasser le pays hôte », se justifia a posteriori l’arbitre marocain Hiouad Larbi.

Affiliée au CIO, la Fédération internationale de boxe amateur a souvent bénéficié d’un blanc-seing malgré les méthodes de ses dirigeants, notamment de ses derniers présidents. Le Pakistanais Anwar Chowdry dirigea ainsi l’institution de 1986 jusqu’en 2006 où il perdit les élections face au Taïwanais Wu Ching-kuo avant d’être banni à vie pour « détournements ».

Entaché de multiples fraudes, ce scrutin tenu en République dominicaine vit aussi la mort (très) suspecte d’un délégué malien, Pierre Diakité, retrouvé inanimé dans un ascenseur de l’hôtel Melia à Saint-Domingue, le corps couvert d’ecchymoses. Malgré l’ouverture d’une enquête pour homicide, la police locale ne solutionna jamais l’affaire. Un mystère de plus, comme le règne de Wu Ching-kuo (de 2006 à 2017), lui aussi banni à vie pour « irrégularités comptables et mauvaise gestion ».

Quant à son remplaçant, l’Ouzbek Gafur Rakhimov, élu le 3 septembre 2018 à Moscou au terme d’un scrutin grotesque (le vote électronique ayant été abandonné pour des bulletins imprimés à la hâte qui devaient être glissés dans une urne confectionnée avec une boîte en carton couverte d’un drap), il était sous sanction du Trésor américain depuis six ans pour son appartenance supposée et son rôle dans « le trafic d’héroïne » et la criminalité dans son pays. Une désignation qui n’avait pas agité le CIO, qui poussa cependant à la démission de Rakhimov après la médiatisation de son élection au poste de président. « Lorsqu’il était vice-président et que personne n’en parlait, ça allait visiblement », sourit un ancien cadre de l’AIBA.

Combien a donné exactement Gazprom ?

Dans un état économique lamentable (19 millions de dollars de dettes), privée d’aide financière par le CIO – furieux de la mauvaise image générée pour le mouvement olympique –, l’AIBA était menacée d’extinction, voire d’exclusion des Jeux. Finalement, le 12 décembre 2020, le Russe Umar Kremlev a été élu comme nouveau président en devançant le Néerlandais Boris van der Vorst (86 voix à 44). Condamné à quatre ans de prison durant sa vingtaine (extorsion et voies de fait), Kremlev s’est débrouillé pour tracer sa voie jusqu’au Kremlin en mélangeant boxe, paris sportifs et contacts bien placés au FSB.

Décoré de l’ordre du Mérite et de la Patrie de son pays en 2020, il fait partie des dirigeants sportifs russes à exercer une influence internationale tels Alisher Usmanov (escrime) et Vladimir Lissine (tir). Pour redresser financièrement sa fédération, Kremlev utilisa ainsi son réseau pour signer dans la foulée un sponsoring avec l’entreprise Gazprom, détenue à 50,002 % par l’État russe. Nécessaire pour l’instance, ce contrat opaque – aucun chiffre officiel n’a été avancé mais les montants oscilleraient entre 25 et 30 millions d’euros d’après les informations recueillies par La Brèche – a suscité la controverse après le début de la guerre en Ukraine.

Dix-huit fédérations nationales affiliées à l’IBA se sont alliées pour réclamer des comptes, notamment vis-à-vis du deal avec Gazprom et des sanctions contre la fédération russe. Après une fin de non-recevoir, le Néerlandais Boris van der Vorst, le rival de Kremlev lors du dernier scrutin, a été déclaré inéligible pour le défier à nouveau dans des élections finalement annulées. Le mouvement de trop pour van der Vorst qui fonda le 13 avril 2023 une autre fédération internationale de boxe, World Boxing, avec le soutien de l’Allemagne, des États-Unis et du Royaume-Uni notamment.

Conflit entre Poutine et le président du CIO

En coulisses, le CIO appuyait la création d’une nouvelle instance capable de gérer la boxe suite à l’exclusion de l’AIBA du mouvement olympique en 2019. En plus des carabistouilles économiques et politiques, le président du CIO, Thomas Bach, en faisait une histoire personnelle, durcissant d’ailleurs le ton contre la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine. « Après avoir mangé à la table des oligarques de Poutine pendant vingt ans, c’est assez ironique », commentait l’Allemand Jens Weinreich, l’un des meilleurs journalistes d’investigation sur l’olympisme.

Décoré par Vladimir Poutine en personne de la médaille de l’honneur en marge des Jeux d’hiver de Sotchi en 2014, Bach était la cible de Kremlev, dont la proximité avec le chef du Kremlin était croissante. Utilisant ses appuis diplomatiques, la Russie aida l’IBA à conserver sous son giron l’essentiel des fédérations nationales, principalement en Afrique, Asie ou dans la Caraïbe. De son côté, World Boxing usa également des soutiens politiques des principaux opposants à la Russie pour retourner des fédérations nationales. Insuffisant pour obtenir une majorité, mais assez pour afficher un nombre croissant (68 aujourd’hui), dont certaines dans le bassin d’influence russe (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan…).

En échange de postes alléchants, comme la nomination à la nouvelle commission olympique du Kazakh Gennady Golovkin, un ancien champion du monde des poids moyens, World Boxing gagna en influence et crédibilité. Si quelques grosses fédérations restaient encore avec l’IBA, les tractations en coulisses promettaient une farouche bataille. En France, par exemple, le président Dominique Nato souhaitait rejoindre World Boxing pour préserver l’avenir olympique de la discipline. Son opposante pour les élections du 14 décembre, Estelle Mossely, s’y était opposée, jugeant la décision « précipitée ». Une manière polie de rappeler ses allégeances : elle avait été propulsée ambassadrice de l’IBA en 2022.

Malgré une intense campagne médiatique, Mossely n’a pas pu se présenter car sa liste a été invalidée, ainsi que tous ses recours devant le Comité olympique français et la justice civile. Réélu sans opposant, Nato a tenu parole en affiliant la FFBoxe à World Boxing à l’instar de la Croatie, l’Iran, la Pologne ou les Samoa. D’autres fédérations nationales affiliées à l’IBA sont soumises aux diverses influences ayant cours dans la boxe internationale, comme l’Espagne ou le Portugal. Un nouveau combat, un de plus, auquel le CIO n’a fixé aucune règle en attendant que l’IBA de Kremlev ne soit K.O.

Romain Molina

Illustration : Lewko

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)

  1. En décembre 2021, l’AIBA pour Association internationale de boxe amateur est devenue l’IBA pour International boxing association ↩︎