Marchés publics : un décret qui invite à la corruption ?

Publié en urgence le 30 décembre 2024, un décret gouvernemental a voulu faciliter la vie des PME en basculant de 40 000 à 100 000 euros le seuil à partir duquel les marchés de travaux sont soumis à concurrence par les acheteurs publics (collectivités locales, établissements publics, État). Cette disposition exceptionnelle valable un an, qui est toutefois en vigueur depuis 2018, pourrait bien être pérennisée. Un rapport commandé par le gouvernement à Boris Ravignon, maire (LR) de Charleville-Mézières, envisage même de porter ce seuil à 250 000 €.

Alors que ce dispositif a pour objectif de faciliter l’accès des PME aux marchés de travaux publics face aux grands groupes, il se heurte à des obstacles de taille. Tout d’abord, l’affirmation selon laquelle les PME peuvent ainsi accéder plus facilement aux commandes publiques reste une pure incantation. « Aucune étude n’a démontré la réalité d’une automaticité entre hausse des seuils et hausse des contrats pour les PME », déclare Pierre-Ange Zalcberg, avocat spécialisé dans les marchés publics au sein du cabinet Nemrod. La réalité connue en revanche, c’est que sans le cadre de la mise en concurrence, les élus vont choisir d’autres critères. « C’est le relationnel des patrons qui va jouer », prévenait en 2019 Pierre Le Goff, référent « commande publique » à l’Association des maires de France (Ouest-France, 12 septembre 2019).

Avec les risques que cela peut entraîner. Car même sous le seuil de 100 000 euros, les acheteurs publics sont tenus à trois obligations : choisir une offre pertinente, faire une bonne utilisation des deniers publics et ne pas contracter systématiquement avec la même entreprise (quand il y a une pluralité d’offres). Si ces obligations ne sont pas respectées, les acheteurs publics peuvent être poursuivis pour favoritisme. La hausse des seuils n’est donc pas vraiment la panacée prévue. « Passer un marché sans mise en concurrence demande du travail pour les deux parties et le respect d’obligations précises parfois méconnues », ajoute Pierre-Ange Zalcberg.

C’est bien là le cœur du problème. En effet, « les manquements au devoir de probité constituent, et de loin, le premier motif de poursuites et de condamnations des élus locaux », rappelle l’assureur spécialiste des collectivités locales SMACL, dans son dernier rapport annuel. Et le délit de favoritisme est la troisième cause d’atteinte à ce devoir de probité. « Dans un contexte d’augmentation des poursuites pour corruption, et alors que les élus ne connaissent pas toujours toutes leurs obligations, notamment dans les petites collectivités, le relèvement du seuil accentue l’insécurité juridique », souligne Pierre-Ange Zalcberg. Il en appelle plutôt à une meilleure formation des élus et des agents publics et à un accompagnement des PME dans leurs démarches. Bref, à changer les pratiques et les habitudes plutôt que les textes de loi.

Luc Chatel

Illustration : Lasserpe

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)