François Graner : « La recherche, un moteur de croissance nocif pour l’humanité »
François Graner est biophysicien, directeur de recherche CNRS au laboratoire « Matière et systèmes complexes » affilié à l’université Paris Cité. Depuis plusieurs années, il s’interroge sur les finalités de la recherche, au premier rang desquelles la « volonté de puissance ». Il est notamment l’auteur d’une tribune à ce sujet, publiée dans le journal Le Monde il y a quelques mois1. À travers cet échange, il partage le fruit de ses réflexions personnelles.
Par quel cheminement un chercheur en vient-il à considérer que la recherche est globalement négative ?
« Le fait que la recherche soit à l’origine d’un progrès des connaissances est évident. Mais la question est de savoir si le progrès des connaissances, et par ricochet de notre capacité d’agir sur le monde, est synonyme de bien-être pour l’humanité. Personnellement, j’ai été interpellé en voyant à quel point ce qui était caché devenait de plus en plus explicite, à savoir le fait que le but de la recherche n’est pas d’augmenter la culture et la curiosité de l’humanité, mais bien d’être un moteur de croissance. Il est nécessaire de se questionner sur le rôle de la recherche dans ce processus.
J’estime que les retombées de cette dernière, qu’elles soient positives ou négatives, sont très difficilement mesurables, notamment parce qu’elles portent sur des échelles géographiques et de temps extrêmement disparates, et à cause d’effets de levier compliqués à prendre en compte. Il me semble donc qu’il n’existe pas d’indicateur fiable pour comparer la situation actuelle à celle qui serait advenue sans la recherche scientifique. Par ailleurs, on peut considérer que la croissance, cause de nombreux maux de la planète, est quelque chose de globalement préjudiciable à l’humanité. Donc la recherche, qui contribue fortement à celle-ci, a un impact négatif massif qui, lui, est mesurable. Au regard de ces éléments, les autres conséquences de la recherche sont presque secondaires. »
Comment réagit la communauté scientifique à ces critiques ?
« J’ai l’impression que la communauté scientifique a beaucoup de difficulté à se critiquer elle-même. Pour moi, ça ressemble à l’attitude des cyclistes face au dopage. Concernant l’origine du Covid par exemple, on ne sait toujours pas si le virus est sorti d’un laboratoire ou non, mais la communauté institutionnelle, suivie par la majorité des chercheurs, a réagi de façon extrêmement problématique selon moi, en refusant de prendre du recul et de faire son auto-critique. Ça fait partie des choses qui m’ont motivé à prendre la parole. En effet, on nous apprend à toujours mettre en avant les côtés positifs de la recherche, et jamais les côtés négatifs. »
La problématique est-elle la recherche en elle-même ou ses applications ? On peut notamment penser au nucléaire, partagé entre usage civil et militaire…
« J’ai rencontré énormément d’arguments de déni différents chez mes collègues, mais celui-ci est le plus courant. Le nucléaire est un bon exemple de l’entremêlement des domaines civils et militaires, dans le sens où le nucléaire civil a été mis au point pour permettre le développement des applications militaires, avec des techniques choisies pour être compatibles et des centrales entièrement dévolues à la préparation de l’uranium pour la teneur militaire. Selon moi, il n’y a pas de frontière nette entre la recherche et ses applications. On peut certes faire une recherche aussi désintéressée que possible… mais en pratique tout ce qu’on met dans le pot commun des connaissances peut servir à la fois à augmenter la curiosité des gens et avoir des applications entrepreneuriales, politiques ou militaires. Une chose est sûre, c’est que cela permet d’accroître la capacité d’action, la puissance. C’est donc un moteur de croissance, et même d’inégalités car ceux qui sont le plus capables de s’approprier cette puissance sont ceux qui sont déjà puissants.
Il est facile de détourner le regard, mais la science a nécessairement une responsabilité. On sait arrêter une recherche, mais on ne sait pas arrêter les applications qui en sont faites. »
Quid de la recherche médicale ?
« Il s’agit d’un argument massue, souvent utilisé pour justifier tous les types de recherche. Mais cela mérite réflexion. Pour beaucoup d’entre nous, la recherche médicale permet de vivre plus longtemps, pas toujours en bonne santé. Je pense que la longévité en tant que telle n’est pas forcément souhaitable, pas plus qu’une société dominée par des gens qui vivent longtemps. Actuellement, il me semble que l’humanité a plutôt besoin d’un accès amélioré aux soins de base pour tous que d’une médecine de pointe pour les plus riches. Je ne vois pas la recherche médicale comme un idéal absolu. »
N’est-ce pas inhérent à la condition humaine que de chercher à expliquer toujours plus en profondeur le monde qui nous entoure ?
« Il y a beaucoup de choses inhérentes à la condition humaine, et même cela peut être limité. Le but des sociétés, des religions ou des systèmes culturels est justement de nous faire sortir de nos instincts négatifs pour les rediriger. Même si l’instinct est positif en tant que tel, comme on pourrait le considérer pour la recherche, il faut prendre en compte les retombées pour la communauté. À ce titre, pourquoi ne poserait-on pas la question de la régulation de « l’instinct de curiosité » ? Par ailleurs, que des gens fassent de la recherche à titre individuel parce que ça les passionne, aucun problème. Cependant, les financeurs institutionnels n’ont pas comme objectif que les chercheurs se fassent plaisir : leur but est de faire en sorte que la recherche contribue à la croissance. Macron l’a rappelé en décembre 2023 dans son discours pour la recherche. »
Vous prônez la décroissance, qu’entendez-vous par là ?
« La définition que je donne de la décroissance2 est la diminution de la taille et la puissance de toutes nos activités. Avec comme but la diminution de notre consommation, de nos impacts sur l’environnement et des inégalités. Je pense que ce serait un grand progrès pour tous, y compris pour les personnes déjà bien loties comme moi, qui pourront profiter d’une planète plus habitable, de plus d’autonomie, de solidarité… Plein de choses qui me paraissent désirables.
Il ne s’agit pas d’un retour vers le passé mais d’un chemin qui tient compte des limites existantes. C’est évidemment compliqué car il y a de très gros obstacles humains, culturels, politiques… Mais je suis optimiste car on a des exemples, par le passé, de systèmes qui ont changé et de civilisations bouleversées. C’est lent, c’est difficile, mais pas impossible. À l’inverse, je ne connais aucun exemple dans l’Histoire qui se soit affranchi des lois physiques ! »
Propos recueillis par Jp Peyrache
Illustration : Olivier Paire
Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)
- « La recherche, pilier de la démesure actuelle, sert la volonté de puissance », Le Monde, 5 mars 2024 ↩︎
- François Graner fait partie du collectif Passerelle, qui aborde cette question en profondeur et propose par exemple des vidéos à destination des étudiants. Plus d’informations sur https://passerelle.ouvaton.org ↩︎
Le précédent Grothendieck
Nombreux sont les scientifiques à s’être interrogés sur les finalités de leurs travaux et le bien-fondé de la recherche scientifique. L’exemple le plus emblématique est peut-être celui d’Alexandre Grothendieck, considéré comme l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. Engagé dans les mouvements pacifistes, il donne en 1972 une conférence au CERN, restée dans les mémoires, intitulée : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? ». Loin de s’épargner lui-même, il y interpelle les « travailleurs scientifiques » à propos de leur responsabilité professionnelle et dénonce le complexe scientifico-militaro-industriel. En dehors de Grothendieck, d’autres intellectuels ont été traversés par des doutes similaires, à l’image de Jules Isaac, auteur en 1922 du Paradoxe sur la science homicide. La précurseure a peut-être été Clara Immerwahr, chimiste allemande qui s’est suicidée en 1915, au moment où son mari Fritz Haber a exploité leurs travaux communs pour mener les premières attaques au gaz lors de la Première Guerre mondiale.