Artificialisation, uniformisation et pollution : et si on laissait tomber le béton ?
Quoi de commun entre le petit village normand de 460 habitants nommé Daubeuf-près-Vatteville et Jalabiya, situé à une centaine de kilomètres au nord de Racca, en Syrie ? Le groupe Holcim Lafarge, premier cimentier mondial, fait l’actualité en ce début d’automne dans ces deux localités.
À Daubeuf-près-Vatteville, une poignée d’habitants regroupés en association tente de s’opposer à l’exploitation par le groupe cimentier d’une nouvelle carrière de sable de 189 hectares, dans la plaine alluviale de la Seine. En vain sans doute, tant les subsides apportés par le groupe sont des arguments-massues : achats de terres agricoles à trois ou quatre fois le prix communément pratiqué et financement de collectivités locales désargentées. Les opposants locaux, soucieux de la défense de leur environnement, n’ont que peu de poids vis-vis de ces pratiques. Car il faut du sable, beaucoup de sable pour faire du… béton.
C’est ce que racontent les auteurs de Béton – Enquête en sables mouvants1, bande dessinée édifiante parue en avril dernier. Alors qu’elle est amenée à construire une maison dans une oasis du désert algérien, l’architecte Alia Bengana réalise que le sable nécessaire à la production du béton dont elle a besoin parcourt 1 200 kilomètres depuis Alger (le sable du désert est trop fin pour être utilisé), et que les matériaux traditionnels sont abandonnés au profit du béton car plus chers, plus difficiles à travailler et moins… modernes ! De retour en Suisse où ils résident, Alia Bengana et son compagnon Claude Baechtold vont poursuivre l’enquête et réaliser qu’à proximité de chez eux, l’entreprise Orllati réalise des forages dans la plaine alluviale du Rhône afin d’y trouver du sable, ce matériau devenu si rare et malgré tout indispensable à la production de béton.
Les méthodes pratiquées en Suisse ne diffèrent guère de celles pratiquées en Normandie : les profits colossaux engrangés par la transformation de terres agricoles en carrière permettent d’acheter des terres à des prix très élevés à des agriculteurs endettés, sans compter quelques accointances discutables avec certains dirigeants politiques locaux… L’impact de l’exploitation des carrières de sable et du lit des fleuves est analysé de façon historique et très détaillée dans un essai de Nelo Magalhaes intitulé Accumuler du béton, tracer des routes (Une histoire environnementale des grandes infrastructures)2.
Mais pour faire du béton, le sable ne suffit pas. Il faut aussi beaucoup de ciment : deuxième matériau le plus utilisé au monde après l’eau et l’un des principaux émetteurs de CO2. La production mondiale de ciment émet en effet, l’équivalent des deux tiers des émissions totales de CO2 des États-Unis. Pourquoi ? Les cimenteries nécessitent des quantités importantes de combustibles (essentiellement des combustibles fossiles) et la transformation du calcaire lors du processus de fabrication relâche dans l’atmosphère des quantités considérables de CO2.
Destructeur de l’environnement, polluant… et peu durable
Dans son essai intitulé Béton, arme de construction massive du capitalisme3, Anselm Jappe rappelle combien la durée de vie de ce matériau est limitée dans le temps. En citant notamment l’exemple du pont Morandi, pont construit en béton armé précontraint à Gênes (Italie), inauguré en 1967 et qui s’effondra le 14 juillet 2018 – 43 personnes perdirent la vie et 16 autres furent blessées. Il mentionne également combien ce matériau est à l’origine de la disparition des architectures traditionnelles, des artisanats locaux et de la perte des savoir-faire. Facile à mettre en œuvre et peu coûteux, le béton est l’expression des logiques capitalistes qui consistent à produire en masse la même chose pour tous, à l’échelle planétaire. Les constructions deviennent des produits comme les autres, standardisés, à l’obsolescence programmée. Plus rien ne distingue un quartier moderne asiatique de celui d’une capitale européenne ou américaine.
Revenons à Jalabiya, en Syrie. C’est ici que le groupe Lafarge décide d’implanter en 2009 une cimenterie géante, réalisant ainsi un investissement de 600 millions de dollars. À peine l’usine inaugurée, la Syrie bascule dans la guerre civile et Jalabiya se retrouve dans la zone sous contrôle du groupe terroriste Daech. Le groupe Lafarge n’hésitera alors pas à négocier la continuité de son activité avec Daech et financera le terrorisme islamiste à hauteur de 13 millions de dollars afin de poursuivre l’exploitation du site. Dans un récit passionnant intitulé Personne morale4, l’autrice Justine Augier mène une double enquête : une première rappelant par le menu le comportement de l’industriel en Syrie, mais aussi une deuxième enquête sur la quinzaine d’avocates (uniquement des femmes) qui vont se relayer avec très peu de moyens mais avec un acharnement remarquable afin que cette affaire soit portée devant la justice et que cette situation de financement du terrorisme ne demeure pas impunie.
À date, les juges d’instruction ont ordonné la tenue d’un procès pour financement du terrorisme à l’encontre des dirigeants en place à l’époque des faits et le groupe Holcim Lafage reste mis en examen pour complicité de crime contre l’humanité. Une première mondiale pour un groupe privé. Matériau polluant, saccageant les paysages, uniformisant nos villes, à l’obsolescence programmée, le béton reste le plus utilisé partout dans le monde pour la construction. Saura-t-on se défaire des modèles de Le Corbusier ou d’Oscar Niemeyer et utiliser des alternatives pour laisser tomber le béton ? C’est ainsi que se conclut la bande dessinée Béton – Enquête en sables mouvants, en évoquant l’utilisation du bois, de la pierre ou de la paille voire du réemploi.
Daniel Damart
Illustration : Sabattier
Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)
- Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal, Béton – Enquête en sables mouvants, Presses de la cité, 2024 ↩︎
- Nelo Magalhaes, Accumuler du béton, tracer des routes (Une histoire environnementale des grandes infrastructures), La Fabrique éditions, 2024 ↩︎
- Anselm Jappe, Béton, arme de construction massive du capitalisme, L’échappée, 2020 ↩︎
- Justine Augier, Personne morale, Actes Sud, 2024 ↩︎