Saumon atlantique : anatomie d’une chute, symbole d’une biodiversité chamboulée

Le nombre de saumons atlantiques dans les rivières françaises est en chute libre depuis trois ans, sans que les chercheurs ne parviennent à déterminer exactement pourquoi. Une baisse alarmante, qui ne sera pas sans conséquence pour les écosystèmes.

638. Voici le nombre de saumons atlantiques sauvages qui ont été recensés dans les rivières bretonnes par les stations de comptage de la région en 2023. C’est aussi le chiffre le plus bas enregistré depuis 1995 et la création de Bretagne grands migrateurs, observatoire de poissons migrateurs. Alors qu’ils étaient encore en moyenne 10 000 chaque année à remonter les cours d’eau bretons pour rejoindre leurs lieux de reproduction entre 2017 et 2021, leurs effectifs ont été divisés par cinq ces dernières années. En 2023, le nombre de naissances de jeunes saumons en Bretagne a été le plus faible observé depuis le début du suivi par Bretagne grands migrateurs, en 1996. Et si les comptages sont en cours pour 2024, il y a fort à parier que les chiffres ne seront pas meilleurs. « On sait déjà que les retours de géniteurs seront très faibles, au vu du peu de naissances de jeunes saumons ces deux dernières années », indique Gaëlle Leprévost, directrice de Bretagne grands migrateurs. La situation est critique : beaucoup de jeunes qui rejoignent la mer ne reviennent pas se reproduire dans les frayères ensuite. Et ceux qui reviennent sont plus petits qu’avant.

Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), les effectifs ont diminué de 23 % entre 2006 et 20201. Mais ces trois dernières années, cette baisse s’est fortement intensifiée, en Bretagne, mais aussi dans les rivières du sud-ouest de la France et en Europe du Nord. « Il est arrivé qu’on observe de fortes baisses de retours de saumons une année, pour des problèmes de débits par exemple, détaille la directrice de Bretagne grands migrateurs. Mais sur trois ans, le problème est plus global. » En Béarn, les derniers chiffres de recensement des saumons sont tellement mauvais que la fédération régionale a demandé au préfet d’interdire exceptionnellement la pêche cette année pour préserver la ressource.

Une course contre-la-montre

« Historiquement, ce qui a conduit à la baisse des populations de saumons en France, ce sont les difficultés d’accès aux zones de reproduction, à cause de seuils ou de barrages. De gros efforts ont été mis en œuvre depuis les années 1980. Mais aujourd’hui, on a d’autres facteurs : la pollution des eaux et la dégradation des habitats, en mer comme en eau douce; la pêche industrielle, qui exploite des poissons dont se nourrissent les saumons; et bien sûr, le changement climatique. La température de la surface de la mer a déjà augmenté », explique Mathieu Buoro, chercheur à l’Inrae, au sein de l’unité de recherche sur l’écologie comportementale des poissons.

Les chercheurs ont fort à faire pour trouver où et comment agir afin de préserver les populations de saumons atlantiques. « Il se passe beaucoup de choses en mer sur lesquelles nous n’avons pas la main et qu’on ne peut qu’observer », soupire Gaëlle Leprévost, qui ajoute à la liste des raisons du déclin des saumons les changements de courants marins et la disparition des zooplanctons. Pour l’instant, ni la directrice de Bretagne grands migrateurs ni Mathieu Buoro ne misent sur une disparition des saumons sauvages dans les cours d’eau français à court terme. Pour autant, ils ne cachent pas leur inquiétude pour l’avenir. « En tant que scientifique, on court après la montre, poursuit Mathieu Buoro. On travaille pour comprendre les différents facteurs qui causent cette baisse des populations et leurs impacts. Mais en l’état des connaissances actuelles, on ne peut pas faire de prédictions : les modifications liées au changement climatique sont rapides et brutales. Tout va très vite. Les saumons vont devoir faire face aux plus gros changements qu’ils n’aient jamais connus et ils pourraient avoir du mal à s’adapter. Si on arrive à +4 °C dans les décennies qui viennent, ça va devenir très compliqué pour leur survie, sans compter que les événements climatiques comme les crues et les sécheresses vont se multiplier. »

    « Sans les poissons migrateurs, c’est la biodiversité des rivières qui s’écroule »

    Si les saumons venaient à disparaître des rivières françaises, ce sont tous les écosystèmes des milieux qui pourraient être fragilisés. « Les espèces interagissent et sont liées entre elles, c’est le principe de la biodiversité. Sans les poissons migrateurs, c’est la biodiversité des rivières qui s’écroule », avertit Gaëlle Leprévost. Selon un rapport sur l’état de santé des rivières françaises de WWF France2, publié en mai 2024, « 56,9 % des eaux françaises ne sont pas en bon état écologique ». L’ONG pointe du doigt une stagnation des effectifs d’oiseaux et de poissons dans les cours d’eau, malgré des sommes importantes allouées à leur préservation. WWF a classé le saumon atlantique dans les « espèces prioritaires » à protéger, fin 2023. Et d’autres poissons migrateurs, moins emblématiques mais tout aussi essentiels pour la biodiversité, voient leur population dangereusement diminuer : l’alose est considérée « en voie de disparition », quand l’anguille européenne est « en danger critique d’extinction » en France.

    Surpêche et contradictions : « 440 kg de poissons sauvages pour nourrir un saumon d’élevage »

    Quand le saumon sauvage disparaît petit à petit de nos rivières, le nombre de saumons d’élevage, lui, explose. Ces derniers mois, plusieurs projets « d’usines à saumons », portés par de gros groupes industriels, ont vu le jour en France, et notamment en Bretagne, pour répondre à la demande toujours plus grande des consommateurs. Ces élevages piscicoles sont fortement décriés par les défenseurs de l’environnement, qui accumulent les recours contre leur implantation, pour les risques écologiques qu’ils comportent. Selon un rapport des associations Welfarm et Seastemik3, paru en 2024, ces fermes-usines ont besoin d’énormément d’énergie et d’eau : « Un élevage de 10 000 tonnes de saumons consomme 100 000 MWh par an, soit l’équivalent de la consommation d’une ville d’environ 39 000 personnes », indique le rapport. En Norvège, premier producteur mondial de saumons d’élevage, les rejets de nutriments des fermes-usines de saumons sont équivalents à la quantité d’eaux usées d’environ 10 millions de personnes. Ces rejets contiennent aussi des taux importants de polluants éternels et de microplastiques. Seastemik insiste aussi sur le pillage des mers nécessaire à l’élevage de saumons, puisqu’il faut « jusqu’à 440 kg de poissons sauvages pour nourrir un saumon d’élevage », ce qui encourage la surpêche, notamment en Afrique de l’Ouest, et conduit au déclin de plusieurs espèces de poissons, faute de proies pour se nourrir. C’est le poisson qui se mord la queue…

    Pour Mathieu Buoro, une des clefs pour sauvegarder les saumons atlantiques et les poissons migrateurs dans les rivières françaises est de reprendre une réflexion globale. « Souvent, on raisonne en voulant gérer les populations d’un seul cours d’eau, mais les poissons sont interconnectés : ils se dispersent et échangent entre eux d’une rivière à l’autre. On a encore du mal à évaluer ces échanges, mais en favorisant cette diversité et ces interconnexions entre les populations de saumons, on peut leur faire développer une forme de résilience », onclut le chercheur.

    Manuella Binet

    Illustration : Dobritz

    Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)

    1. « Liste rouge mondiale des espèces menacées : les poissons d’eau douce illustrent l’escalade des impacts climatiques sur les espèces », uicn.fr, 11 décembre 2023 ↩︎
    2. « Pour des rivières vivantes », WWF, mai 2024 ↩︎
    3. « Appel pour un moratoire sur les fermes-usines de saumons en France », Welfarm et Seastemik, 7 mai 2024 ↩︎