Hôpital : crise chronique d’un système dévoyé

Que faire pour soigner l’hôpital ? La question revient de crise en crise. Et le terme est certainement mal choisi vu la récurrence des défaillances du système hospitalier. Fanny Vincent, sociologue et co-autrice de l’ouvrage bien nommé La Casse du siècle1, rappelle que l’histoire de l’hôpital est loin d’être un long fleuve tranquille : « Le problème est complexe. » Avant d’être détricoté, il a d’abord fallu concevoir notre système hospitalier, et cela a pris du temps.

À la suite de la Révolution française de 1789, les hôpitaux sont municipalisés. Jusque-là, il s’agissait des hospices. « Ils étaient destinés à l’accueil des populations vulnérables, issues des classes populaires. Les médecins y intervenaient de manière bénévole et gagnaient leur vie dans les cliniques privées », souligne Fanny Vincent. Il faut attendre la loi de décembre 1941 pour que l’hôpital soit ouvert à l’ensemble des catégories de la population. Un changement important.

1960-1980 : le court âge d’or de l’hôpital

En 1946, le régime de Sécurité sociale est créé avec l’idée que chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. « Petit à petit, l’État se saisit de la question de la santé. L’idée de la sécurité sociale est que tout le monde puisse être soigné. C’est à partir de ce moment-là que l’hôpital commence à prendre une place importante dans le système de santé français », explique la sociologue, maîtresse de conférences en science politique à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne.

En 1958, la réforme de Robert Debré, médecin résistant, a fait de l’hôpital le centre du système de santé. C’est la création des CHU et du passage de médecins à temps plein en milieu hospitalier : « À partir de 1958, l’hôpital devient un lieu d’enseignement, de recherche et de soin. »

Mais le chemin est encore long. Composés de dortoirs de 25 à 30 lits, les hôpitaux ne séduisent encore que les plus précaires, au cours des années 1950. D’importants travaux sont nécessaires. L’État met du temps à investir dans la santé : « Les dépenses de santé vont exploser à partir des années 1960. » La réforme hospitalière Humanisation des hôpitaux, du 31 décembre 1970, souhaitée par le ministre de la Santé Robert Boulin, permet de nombreux axes d’amélioration de la prise en charge des personnes hospitalisées.

S’il fallait définir un âge d’or de l’hôpital, ce serait entre 1960 et 1980. C’est court. « Les politiques vont favoriser l’hôpital et se traduisent par une croissance des dépenses hospitalières de 1,16 % du PIB en 1950 à 3,43 % en 1984. »2 Devant cette hausse exponentielle des dépenses, l’État souhaite réagir.

Années 1980 : « stop aux dépenses publiques » et « mise en concurrence des hôpitaux »

Dans les années 1980, on commence à penser l’hôpital de manière différente, souligne Fanny Vincent : « C’est durant cette décennie que les politiques commencent à vouloir freiner les dépenses publiques, et où la gestion et les statistiques infusent chez les hauts fonctionnaires du ministère de la santé. Les dirigeants politiques souhaitent gérer l’État comme une entreprise avec l’idée de ne pas dépenser plus que ce que l’on gagne. »

En 1983 apparaît la dotation globale de financement. Les établissements disposent d’une enveloppe pour l’année. Un premier pas avant les ordonnances Juppé de 1996, qui prolongent le financement global à l’ensemble des dépenses de santé : l’Ondam (Objectif national de dépenses d’assurance maladie). Un changement loin d’être neutre : « On prévoit le budget pour la santé en amont. Ces ordonnances instaurent la mise en concurrence des hôpitaux. Les directions ne réfléchissent plus seulement en matière de santé publique, mais [dans une logique exclusivement] économique. » De fait, l’État reprend la main : il décide, fixe les objectifs, et les hôpitaux obéissent.

Les réformes s’enchaînent avec toujours la même rengaine : « Stopper l’explosion des dépenses. » Mais les médecins restent les acteurs principaux de l’hôpital. « Pour identifier les coûts moyens, il faut pénétrer et savoir ce qui se passe dans les hôpitaux : mesurer la charge de travail, quantifier le temps des tâches pour calibrer les effectifs… Tout cela se manifeste par des dispositifs de mesures, dont certains se traduiront concrètement au début des années 2000 par un nouveau mode de financement », raconte la sociologue.

« 2010, décennie du tournant néolibéral de l’hôpital »

Le virage de l’hôpital du XXIe siècle est la mise en place en 2004 de la tarification à l’activité (T2A). Il s’agit d’une méthode de financement des établissements de santé qui repose sur la mesure et l’évaluation de l’activité effective des établissements, qui détermine les ressources allouées. « L’État décide de transformer le coût moyen en tarif », résume Fanny Vincent. Malgré les effets pervers d’un tel système, l’État généralise la T2A en 2008.

A-t-on atteint le fond ? Pas encore : « 2010 est la décennie qui représente le tournant néolibéral de l’hôpital. C’est aussi celle où se multiplient les déficits des hôpitaux. » En effet, les directeurs se financent avec des emprunts toxiques et se tournent vers des partenariats public-privé. La dette explose de 10 à 30 milliards en 10 ans… Les soignants sont désemparés car ils ont l’impression de travailler pour rembourser une dette plus que pour apporter du soin. « Les salaires bas et le manque de reconnaissance, c’est une constante. Avec l’intensification du travail, ce n’est plus la même pénibilité. Les soignants n’ont plus le temps pour rien et perdent le sens de ce qu’ils font », note-t-elle. Quand en 2016, l’État lance sa loi de modernisation de la santé, « rationaliser » est toujours le mot d’ordre : « En 2020, la période Covid a mis en lumière les failles du système hospitalier français, pourtant rien n’a été réglé. »

« Remettre en cause le modèle actuel pour penser l’hôpital et la santé différemment »

Cette rétrospective fait mal à la tête. « Le système hospitalier va de plus en plus mal. C’est de pis en pis à chaque fois que j’en parle », soupire Fanny. Mais alors que faire ? « Il n’y a pas de solution facile. » Chaque gouvernement y est allé de sa réforme sans trouver de traitement adapté : « La question du financement est au cœur du problème. Il faut remettre en cause le modèle actuel pour penser l’hôpital et la santé différemment. »

D’autres solutions militantes commencent à infuser auprès de l’État, comme les centres de santé communautaires3. La sociologue livre quelques mesures qui pourraient améliorer le quotidien des soignés et soignants : « La première étape serait de donner du pouvoir aux soignants et aux patients. Il faudrait aussi une hausse des cotisations sociales et redonner le pouvoir à la Sécurité sociale. » Le gouvernement ne semble pas prêt à emprunter ce chemin : « La tendance est à la privatisation de l’hôpital. Une tendance de fond qui touche l’ensemble des services publics. Mais quel système de santé voulons-nous ? Je suis très pessimiste. On se dirige vers un système privatisé. Les cliniques privées récupèrent de plus en plus d’activités que réalisaient les hôpitaux publics. »

Clément Goutelle

Illustrations : Fred Z & Lefred Thouron

Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)

  1. La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, Raisons d’agir, 23 juin 2020 ↩︎
  2. L’Hôpital français, de son âge d’or à sa remise en cause, Maxence Thollet, Infomed, 2020 ↩︎
  3. « Centres de santé communautaires, la quête “d’un système égalitaire” », La Brèche n° 7, février-avril 2024 ↩︎
La crise de l'hôpital vue par Lefred Thouron
En 2003 : Le cadeau à la médecine libérale qui empoisonne l'hôpital

À partir de 2001, de nombreux médecins généralistes ont lancé des mouvements de grève, se battant pour le prix de leur consultation mais aussi la permanence des soins (PDS), c’est-à-dire les gardes la nuit ou les week-ends. Le code de déontologie est alors formel : les médecins libéraux doivent assurer des gardes la nuit.

En 2002, Lionel Jospin perd les élections présidentielles et n’est plus Premier ministre. La droite reprend la main et Jean-François Mattei est nommé à la santé. Il va lancer une « mission » et faire un « magnifique » cadeau à la médecine libérale, en abrogeant l’obligation de la permanence des soins, pour faire place au volontariat, en 2003. Ce changement engendre l’explosion du nombre de patients n’ayant d’autre choix que d’aller directement aux urgences. L’hôpital, encore lui, encaisse le coup, souligne la sociologue Fanny Vincent : « L’hôpital se retrouve à gérer des choses qu’il ne devrait pas. » Et cela n’a fait que s’amplifier depuis : « Le public se retrouve responsable des patients que le privé ne veut pas. »
Un service médical citoyen en « traitement transitoire » ?

Augmenter le numerus apertus à 12 000 en 2025 puis à 16 000 en 2027, comme l’a annoncé Gabriel Attal, aura un effet sur le long terme. Former prend du temps – 10 ans – et
pour parer au plus pressé, Patrice Queneau, membre de l’Académie nationale de médecine, revient sur sa proposition d’instaurer un service médical citoyen d’un an pour les médecins nouvellement diplômés. Les volontaires seraient répartis dans différents déserts médicaux pour pallier au plus urgent, durant 12 mois. « Ce service pourrait être mis en place tout de suite, sans que ça ne coûte rien. » À ce sujet, le ministère de la Santé ne semble pas pressé de nous répondre.