« La logique du smartphone n’est pas de faciliter la vie, mais de soutenir un modèle commercial »
Nicolas Nova est un socio-anthropologue franco-suisse, professeur à la Haute école d’art et de design de Genève. Dans un monde en constante mutation, ses recherches portent notamment sur les cultures numériques et les imaginaires du futur. C’est dans ce cadre qu’il s’est intéressé à cet objet emblématique de nos quotidiens hyperconnectés qu’est le smartphone, et à sa logique propre. Il en a tiré un ouvrage intitulé Smartphones, une enquête au prisme de l’anthropologie, publié en 2020 chez MétisPresses.
Comment un anthropologue en vient-il à s’intéresser au smartphone ?
« Il s’agit d’un objet assez singulier dans l’histoire des objets techniques. L’évolution de son taux de pénétration1 a été très rapide en comparaison avec d’autres objets – automobiles, frigos, radios, électricité… En deuxième lieu, cet objet prend en charge de multiples pans de l’activité humaine : téléphoner, prendre des photos, payer, jouer, percevoir le monde extérieur, par la météo par exemple, se percevoir soi-même avec toutes les applications collectant des données d’activités personnelles…
C’est donc un objet assez unique, qui est venu bousculer des manières de vivre ensemble, de se former, de communiquer, tout en laissant des entreprises commerciales prendre en charge de nombreux aspects de nos vies. J’ai eu envie d’aller investiguer les différents usages et de savoir comment les personnes s’appropriaient cet objet et quels termes ils utilisaient pour le décrire. Certains d’entre eux sont plutôt associés à une dimension physique et matérielle, d’autres à des aspects virtuels. »
Dans votre travail, la dimension matérielle du smartphone est abordée à travers les termes de “laisse”, “prothèse” et “coquille vide”…
« La métaphore de la “laisse” a été utilisée par des usagers pour définir l’usage compulsif de l’objet. Même si c’est nous qui le tenons dans la main, c’est lui qui nous tient en laisse, par une matérialité physique – la forme est pensée pour qu’on puisse le saisir rapidement, à l’image d’un paquet de cigarettes – mais également logicielle – avec les notifications ou les autres éléments visuels, pensés pour nous inciter à l’utiliser fréquemment.
L’objet est aussi vu par les utilisateurs comme une forme de “prothèse cognitive”, nichée au creux de la main. Le smartphone est devenu un objet de médiation avec le monde, pour augmenter nos capacités de perception – reconnaître des chants d’oiseaux, des morceaux de musique – ou nos capacités mémorielles – grâce aux applications de prise de notes ou aux informations disponibles sur le web.
Enfin, la “coquille vide” est la façon dont plusieurs utilisateurs l’ont qualifié pour définir le moment où il est cassé ou n’a plus de batterie. Cela m’a amené à m’interroger sur la question de l’obsolescence de cet objet, qui n’a pas été conçu pour durer et est souvent difficile à réparer. Il s’agit d’un objet extrêmement fragile. Ce n’est pas spécifique au smartphone, mais il est tellement central dans notre quotidien, que le ratio entre sa fragilité et son importance est assez unique. »
« Des entreprises commerciales sont des intermédiaires de notre vie »
La dimension virtuelle, quant à elle, est évoquée à travers les notions de “baguette magique”, “miroir” et “cocon”…
« La métaphore de la “baguette magique” est souvent revenue pour exprimer le fait que le smartphone permet d’avoir accès à de nombreuses ressources : ouvrir des portes, écouter de la musique, commander de la nourriture. Un côté extension de soi, perçu comme une sorte de capacité quasi magique sur le monde, tout en s’articulant avec un risque : l’ambivalence d’un superpouvoir qui s’accompagne d’une logique de surveillance et d’intrusion.
Le “miroir” désigne la logique de renvoi de contenus par rapport à qui nous sommes, présentée comme nous permettant de mieux nous connaître : nombre de pas effectués, suivi de nos déplacements, de nos activités… Pour plusieurs des enquêtés, il s’agit finalement moins de se connaître soi-même que de donner des informations à des entreprises, parfois même pour nous inciter à changer nos comportements. Là encore, cet aspect est vécu comme particulièrement intrusif.
Quant au “cocon”, il fait référence à la possibilité d’échanger avec des gens à distance, mais qui nous prive dans le même temps d’une forme de spontanéité dans nos interactions sociales. La métaphore fait référence à la façon dont les outils numériques sont thématisés comme une manière de se relier aux autres, mais en même temps de se couper du reste du monde, comme l’illustre le phénomène de la “bulle de filtre” (N.D.L.R. Biais algorithmique qui fausse ou limite les informations qu’un utilisateur individuel voit sur Internet), bien connu sur les réseaux sociaux. »
Toutes ces réponses révèlent-elles une forte ambivalence vis-à-vis du smartphone ?
« Il est ressorti de cela que les aspects positifs de l’objet s’accompagnent souvent d’un sentiment de dépossession et d’une logique de surveillance. Par ailleurs, l’ambivalence n’est pas toujours individuelle. Certaines personnes interrogées avaient renoncé au smartphone, mais expliquaient le coût social qu’entraînait cette absence, notamment pour leurs proches.
De plus, celui-ci devient de plus en plus nécessaire pour un nombre croissant de démarches. La plupart des personnes interrogées avaient l’impression de subir les changements de modèles de téléphones sans avoir nécessairement beaucoup d’emprise sur ce que l’on peut vouloir ou pas. Ça interpelle donc sur la manière dont les décisions sont prises, avec une logique qui n’est pas très démocratique. »
Estimez-vous que cet outil est à l’origine d’un changement majeur dans notre rapport au monde ?
« Il me semble que oui, en raison de sa prépondérance dans tous les pans du quotidien qui fait que, quand on discute avec des gens des plus jeunes générations, on observe une difficulté à concevoir comment socialiser, se déplacer, interagir avec le monde “sans”. Même pour les personnes qui ont connu cet “avant”, il est tellement installé dans les pratiques quotidiennes qu’il faut quasiment réapprendre comment on faisait sans.
Cela se double du fait que, pour beaucoup de ces pans du quotidien, des entreprises commerciales deviennent des intermédiaires de notre vie. Prendre des notes sur une application hébergée sur un serveur distant, avoir nos goûts traités, compris… Ce sont des exemples de la façon dont cet objet voit ses fonctions prises en charge par des acteurs de l’économie privée. La logique n’est donc pas de nous faciliter la vie, mais de soutenir un modèle commercial. Par ailleurs, cet objet est inscrit dans un écosystème global, dans des réseaux d’organisation technique, sans commune mesure avec ce qu’on a connu jusqu’alors. C’est en quelque sorte le parangon (modèle) de l’objet qui illustre toutes sortes de pratiques, mais aussi de travers, de nos sociétés contemporaines : un objet obsolescent rapidement, conçu par des sociétés commerciales qui viennent prendre en charge des fonctions fondamentales de notre vivre ensemble. »
Quatre ans après la publication de votre enquête, avez-vous constaté des évolutions, notamment à la faveur du déploiement de la 5G ?
« Malgré les arguments sur les promesses de la 5G, on ne remarque pas de modifications d’usages drastiques. On relève plus une poursuite de phénomènes existants, mais sans doute, dans les pratiques de communication, un début de repli sur des communautés moins gigantesques. Par exemple, en passant de réseaux sociaux ouverts (Twitter, Facebook) à des groupes plus resserrés sur WhatsApp ou Telegram. Ce qui n’empêche néanmoins pas la polarisation croissante des opinions. »
Jp Peyrache
Illustration : Olivier Paire
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- Indicateur exprimant la part de la population possédant un produit ou un service ↩︎