Loin du mirage d’une mine « verte » : Quillagua, ce village sacrifié
Alors qu’en France les projets miniers fleurissent avec la promesse d’une extraction « responsable », La Brèche s’est rendue au Chili pour découvrir ce qui se cache derrière l’extractivisme. Direction Quillagua, où les habitants subissent les conséquences des mines voisines, qui pompent l’eau de leur fleuve et polluent leurs sols. L’agriculture semblant désormais vouée à l’échec, la population souhaite développer le tourisme pour éviter de tomber dans l’oubli.
Pour atteindre Quillagua, il faut parcourir une centaine de kilomètres en plein désert, sur une autoroute presque exclusivement empruntée par des poids lourds et des camionnettes de l’industrie minière. En chemin, on ne peut que s’émerveiller devant les paysages lunaires du nord du Chili. Les rocailles et la poussière ocre laissent soudain place à une improbable oasis, nichée au cœur d’une vallée de caroubiers.
« Quillaga était un véritable verger »
Bienvenue dans le village le plus sec de la planète, où il ne tombe que 0,2 millimètre de pluie par an. Une moyenne qui comprend, d’après la NASA, plusieurs décennies sans la moindre goutte d’eau. Malgré cette aridité extrême, les habitants disposaient, il y a encore quelques dizaines d’années, d’une agriculture florissante. Grâce au passage du fleuve Loa, le plus long du pays, ils pouvaient élever du bétail, cultiver et exporter leur luzerne, leur maïs et leur miel à travers toute la contrée. « Quillagua était un véritable verger », raconte Victor Palape, figure de proue du village. Assis à la terrasse de son routier, à la sortie de la commune, le septuagénaire égrène ses souvenirs : « Le fleuve regorgeait de poissons et de crevettes, l’eau était abondante. Nous n’aurions jamais pu penser qu’elle viendrait à manquer. »
Le quotidien paisible de la commune s’est brisé un soir de mars 1997. Lors de violents orages, le fleuve s’est subitement chargé d’une écume nauséabonde et teintée de rouge, tuant au passage la plupart des organismes vivants qu’il abritait. Considérée comme l’une des catastrophes écologiques les plus graves de l’histoire du pays, cette contamination a été attribuée à Codelco, le premier producteur mondial de cuivre. L’entreprise publique était en effet la seule de la région à utiliser du xanthate, le produit chimique ayant rendu stériles la plupart des terres de la zone affectée. Malgré les preuves criantes, la compagnie n’a jamais été condamnée. La filière minière, qui représente encore aujourd’hui 15 % du PIB chilien, bénéficie de soutiens haut placés.
L’influence de Pinochet
Plus de 20 ans après, le Loa porte toujours les stigmates de cet écocide. Autrefois cristalline, l’eau s’apparente désormais à une mare vert-kaki, où les mégots de cigarettes et les bouts de plastique ont remplacé les poissons. Selon de récentes études environnementales, chaque mètre carré de la rivière contient environ 1,7 déchet. L’époque où les habitants s’y rafraîchissaient est définitivement révolue. « Après les contaminations, le village a failli disparaître », résume le restaurateur. L’exode a été massif : sur les quelque 600 résidents que comptait Quillagua, seule une soixantaine est restée.
Pour ces derniers, les ennuis ne faisaient que commencer. SQM, un autre groupe minier chilien, a profité de ce fléau pour racheter les droits d’accès à l’eau de la quasi-totalité des foyers. Le Chili est l’un des seuls États au monde à avoir privatisé son eau, en 1981, permettant ainsi à tous les ménages de vendre ce droit essentiel. Un héritage direct du dictateur Augusto Pinochet, qui a imposé à ses concitoyens un libéralisme à plein régime. « Nos grands-pères pensaient que le Loa était mort. Ils ont signé les papiers parce qu’ils avaient besoin de nourrir leurs enfants et de payer leurs études », explique Victor Palape pendant que sa femme sert la soupe du jour.
« Nous avons accès à l’eau courante une ou deux heures par jour. Mais parfois, le liquide qui sort des tuyaux est aussi sombre que le café »
Miriam Galvez, secrétaire de l’école primaire de Quillaga
Grâce à sa mainmise sur les ressources minières du pays, SQM s’est de son côté considérablement enrichi. Majoritairement détenue par Julio Ponce Lerou, l’ancien gendre de Pinochet, l’entreprise a généré près de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023. Si 72 % de ce magot provient du lithium qu’elle extrait dans le désert de sel d’Atacama, à 200 km au sud-est de Quillagua, une bonne partie émane du salpêtre et de l’iode qu’elle produit au sud du village, en pompant l’eau du fleuve Loa. Un business juteux, notamment grâce à la demande exponentielle de l’Union européenne, qui a acheté 50 % des 430 000 tonnes de nitrate de potassium exportées par le Chili en 2022. De quoi voir d’un autre œil la jolie couleur rose de notre jambon ou les fruits et légumes ayant poussé grâce à cet engrais.
Une vie au rythme des camions-citernes
Les habitants de Quillagua, dernier village avant que la rivière ne rejoigne la mer, sont les premières victimes du stress hydrique. « De temps en temps, nous avons accès à l’eau courante une ou deux heures par jour. Mais parfois, le liquide qui sort des tuyaux est aussi sombre que le café. On ne peut pas l’utiliser pour cuisiner ou se laver », indique Miriam Galvez, la secrétaire de l’école primaire. En raison des niveaux d’arsenic largement supérieurs à la norme et parfois même aux seuils critiques, la région présente le taux moyen de mortalité par cancer le plus élevé du pays.
L’État a laissé l’industrie minière devenir indispensable
La population vit ainsi au rythme des camions-citernes, envoyés deux fois par semaine depuis la municipalité la plus proche, à une centaine de kilomètres. Tous se partagent diverses astuces pour économiser la moindre goutte : l’eau du lave-linge sert à remplir les toilettes, tandis que les rares plantes sont arrosées avec celle de la vaisselle. La pénurie s’avère encore plus difficile à supporter en été, en raison de la chaleur étouffante. Les radiations solaires qui frappent le désert peuvent d’ailleurs se révéler aussi intenses que celles relevées sur la planète Vénus. À midi, personne n’ose sortir se promener autour des vieux rails de l’ancienne station, vestiges de jours meilleurs. Seuls les bruits de télévision qui s’échappent des volets fermés et quelques chiens endormis à l’ombre d’un muret nous empêchent de penser que le village a été déserté.
Un village d’irréductibles
Les relations avec l’industrie minière se sont néanmoins nettement améliorées depuis une dizaine d’années. Constatant que les entreprises faisaient la sourde oreille face à ses revendications de simple citoyen, Victor Palape a eu la brillante idée de faire reconnaître l’ascendance aymara (un peuple indigène originaire du lac Titicaca et auquel s’identifient aujourd’hui 1 % des Chiliens) des habitants de Quillagua. Depuis l’entrée en vigueur en 2009, au Chili, de la convention internationale relative aux peuples indigènes et tribaux, l’État est en effet tenu de protéger ses peuples autochtones. Les sociétés minières doivent donc officiellement demander aux populations concernées leur consentement pour l’exploitation des ressources du territoire et partager avec elles les bénéfices.
SQM a ainsi été contraint de financer une multitude de projets sociaux et environnementaux, à l’image d’une serre de laitues, d’ateliers de tissage de la laine d’alpaga ou d’une bassine d’une capacité de 40 000 mètres cubes. Incapable de répondre aux attentes de la région, l’État a laissé l’industrie minière devenir indispensable, d’autant qu’une bonne partie des habitants travaille dans les mines installées aux environs. Cette dépendance facilite la censure des critiques et génère régulièrement des conflits au sein de la communauté. Diviser pour mieux régner, une stratégie jamais démodée.
Une terre de momies et météorites
Malgré les conditions de vie difficiles, des dizaines de nouveaux venus ont posé leurs valises à Quillagua ces dernières années, à l’image de Miriam Galvez, arrivée il y a trois ans. « C’est très rustique, mais le village dégage une tranquillité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs », assure-t-elle. Une paix précieuse, dans un pays où la délinquance constitue la principale préoccupation des citoyens. Derrière la secrétaire de l’école primaire, les cris des 29 enfants de l’école, qui n’en accueillait que trois au début des années 2000, semblent annoncer une nouvelle ère pour la commune.
Celle-ci veut désormais miser sur le tourisme pour tenter de retrouver sa gloire d’antan. « C’est un diamant brut qui n’a pas été exploité », regrette Victor Palape, en adoptant malgré lui les formules de l’industrie minière. Autrefois au carrefour de multiples civilisations, Quillagua conserve des vestiges inestimables, comme des cadavres naturellement momifiés grâce à la sécheresse intense. Les alentours abritent également des pétroglyphes (dessins symboliques gravés sur une surface rocheuse) vieux de plusieurs millénaires ainsi que de mystérieux cratères, probablement générés par une pluie de météorites. « Les lignes à haute tension passent en plein milieu, mais nous allons protéger ce patrimoine », veut croire le Chilien, qui a quitté il y a deux ans son rôle de chef de la communauté aymara, après l’avoir occupé pendant deux décennies. Sur son T-shirt, une citation de l’écrivain américain John Muir, un des premiers militants écologistes, pourrait devenir la devise de Quillagua : « L’imagination a le pouvoir de nous rendre infinis. »
Valentin Hamon-Beugin
Photo : Marion Bellal
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
Dans le « Triangle du lithium », la biodiversité menacée
Quillagua se situe en bordure du « Triangle du lithium », une zone d’environ 400 000 km2 répartie entre le Chili, la Bolivie et l’Argentine, qui contiendrait au bas mot 60 % des réserves de lithium de la planète. Depuis le boom de l’électromobilité, qui nécessite toujours plus de batteries, la région se retrouve au centre de toutes les convoitises. Les trois pays ont des stratégies différentes, privatisation ou étatisation, mais avec un résultat similaire : la pollution. Pour parvenir à extraire 250 000 tonnes d’or blanc en 2023 et ainsi conserver son rang de deuxième producteur mondial, le Chili a dû fermer les yeux sur de multiples crises sociales et environnementales. Cristina Dorador, qui analyse depuis plus de 20 ans les multiples formes de vie cachées dans les déserts du nord du pays, dénonce « les dommages irréparables » causés par cette industrie. Selon la scientifique, la protection de ces milieux fragiles s’avère indispensable : « Les microorganismes de ces déserts peuvent survivre dans des milieux toxiques et complètement arides.En les étudiant, nous pourrions découvrir des solutions qui nous permettraient d’atténuer les conséquences néfastes du dérèglement climatique. »
Certaines de ces bactéries seraient par exemple capables de digérer du plastique tandis que d’autres pourraient aider à préparer des crèmes solaires naturelles. Elles apparaissent par ailleurs dans la chaîne alimentaire de divers poissons, reptiles et oiseaux, ainsi directement mis en péril par les mines. « L’extraction du lithium a contribué à faire chuter la population de deux espèces endémiques de flamants roses de 11 % en dix ans », étaye la chercheuse. Un désastre auquel pourrait bientôt aussi être confrontée la France : le champion minier Imerys ambitionne en effet de produire chaque année, dès 2028, jusqu’à 34 000 tonnes d’hydroxyde de lithium dans l’Allier.