Transporter plus pour polluer moins : Quand l’écologie réinvente les maths
Transport et logistique. Voici un thème aussi engageant qu’un quai de chargement. Pourtant, les professionnels du secteur poussent à ce point la sophistique qu’on se régale à les lire. Entendez que plus ils transportent et moins ils polluent. L’extension des ports du Havre et de Dunkerque, la construction du canal Seine-Nord – chantier du siècle dont on vous a parlé dans le no 5 – et de plateformes gigantesques, ces projets d’ampleur inédite ne promettent pas moins que de résoudre l’équation climatique. Démonstration.
Combien le port générera-t-il de trafic supplémentaire ? La question se pose devant un projet d’envergure nationale, comme la « chatière » : le port du Havre s’apprête à couler une digue de 2 km pour accueillir plus de bateaux, plus volumineux, jusqu’à ses terminaux tout neufs. L’objectif est de développer le transport fluvial, réputé moins émetteur de CO2 que la route, rapporté au poids transporté. Nous attendons encore la réponse.
Pour patienter, on lit que désormais un entrepôt gazier flottant nage dans le port, qu’un « flux Ikea » circule « 7 jours/7 » au milieu des éoliennes offshores, et que ces récentes réalisations n’ont d’autre souci que la « décarbonation » : « Les différents postes évalués [fluvial, fer et route] représentent un total de 48 579 tonnes équivalent CO2 dont l’émission est évitée grâce à [la chatière]. »1 Un million de conteneurs supplémentaires éviteront de polluer ? On attend encore la démonstration.
Les mêmes questions se posent pour le port de Dunkerque, où se construit 1 km de quai et 350 ha d’entrepôts. Objectif : passer de 700 000 à 2,1 millions de conteneurs en 2035, accueillir les 150 ha de l’usine de batteries Verkor et les 130 de son concurrent ProLogium. Plus de conteneurs pour sauver l’environnement, et plus de vraquiers pour le climat ? La logique apparaît contre-intuitive : combien de vraquiers débarqueront pour les batteries ? Et comment celles-ci repartiront ? « Nous ne sommes pas en mesure d’y donner suite », nous répond le port.
Le canal ingère-t-il le CO2 ?
Le futur canal Seine-Nord se justifie lui aussi par ses « tonnes de CO2 évitées ». Mais quel est le trafic global de camions induit par le canal ? « Les prévisions de trafic font état d’un recul de la part de la route de 4 points après mise en service du canal. En nombre de camions évités, les chiffres sont considérables : 1 million en moins chaque année », nous répond la Société du Canal Seine-Nord Europe. Moins de camions entre Rotterdam et Paris ? La nouvelle est déjà excellente, mais il y a mieux. Dans le dossier d’enquête publique présenté cette année, la courbe des « émissions cumulées par poste » baisse jusque « -50 000 kilotonnes équivalent CO2 ». Des émissions négatives ? 3 000 hectares de béton et quatre ports de marchandises supprimeront des gaz à effet de serre ?
Encore faudrait-il connaître le trafic routier généré par le canal. « Vous pensez aux allées et venues au niveau des ports ? On ne le sait pas, c’est à chaque collectivité d’établir les impacts de leurs plateformes », nous indique la société, qui demande donc aux préfets leur autorisation environnementale sans connaître le nombre de poids lourds qui circuleront dans la zone…
Un indice cependant. Le futur port près de Cambrai présente la plus grande zone logistique d’Europe dont une partie est déjà en activité : la e-valley, dédiée au e-commerce. Les 320 ha du premier permis de construire ne sont pas terminés que les voisins se plaignent déjà que les 33 tonnes défoncent les chaussées. Charge au bureau d’études de résoudre l’équation : avec e-valley, « la circulation augmente de 1 % chaque année, mais à partir de 2035, elle augmentera seulement de 0,5 % par an. »2 Eurêka ! Avec les péniches : plus de plus est égal à moins… de plus ! CQFD. Mais en attendant la magie du report du flux routier vers le canal, il faut… construire un nouvel échangeur autoroutier pour affréter les poids lourds.
Les dyscalculiques réclament des comptes
Entre Le Havre et le futur canal, le long de la Seine, s’étirent le riant port de Gennevilliers, et son projet d’entrepôt « Greendock ». Modeste par sa surface (6 ha), il est grand par ses ambitions. Un courrier du maire prétend que l’entrepôt, avec camions, péniches et conteneurs, va non seulement « revégétaliser les berges » (sic) mais encore « réduire le CO2 en Île de France » (resic)!
Imperméables à l’arithmétique, les opposants locaux invitent, du 24 au 26 mai, à la mobilisation contre ce qu’ils appellent « l’empire logistique »3. Les opposants au canal organisent leur deuxième Fête de l’eau à Compiègne le 1er juin4. Les pêcheurs et écolos du Havre attendent de passer en appel pour suspendre le projet de « chatière ». Les occasions ne manqueront pas de réviser ses tables de calcul !
Thomas Wonder
Illustration : Vito
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- « Mise à jour du bilan socio-économique de l’accès fluvial a Port 2000 », SETEC international, 2022 ↩︎
- « Quelles répercussions aura le port intérieur de Marquion-Cambrai sur le territoire ? », La Voix du nord, 29 mai 2023 ↩︎
- Cf. https://lessoulevementsdelaterre.org ↩︎
- Cf. https://contrelecanal.noblogs.org ↩︎
Le budget du canal : Un naufrage pour 800 millions d'euros ?
Une rivière déplacée, un bois arasé, des parcelles terrassées, mais un budget pas encore bouclé. La Société du canal Seine-Nord, et son chantier le plus volumineux de l’histoire française, annonçait en 2019 un budget de 5,1 milliards d’euros. Des collectivités locales jusqu’à l’Europe, tout le monde met la main à la poche, mais il manque encore 800 millions. Une paille que les investisseurs privés rechignent à prêter, et qui avec le temps se transforme en poutre. La Banque européenne d’investissement chiffrait déjà en 2022 le projet à 6,6 milliards d’euros en comptant les intérêts, les dépassements et l’inflation. C’était il y a deux ans, et notre calculateur d’inflation indique déjà un budget de 7 milliards à la date du jour. Les investisseurs frileux vont commencer à geler.