Espionnage : les scientifiques russes dans l’étau du FSB
Depuis quelques années, les autorités russes ont multiplié les arrestations de chercheurs de haut niveau, accusés d’espionnage au profit de la Chine. Des dossiers opaques, qui terrorisent à la fois la communauté scientifique et les familles. En toile de fond : des projets liés à des armements de pointe et une fuite historique des cerveaux.
Mai 2023. C’est le choc dans la communauté scientifique russe. Alexander Shiplyuk, le directeur de l’Institut de mécanique théorique et appliquée (ITAM) de Sibérie, chercheur reconnu et récompensé, est jugé pour haute trahison. S’il occupe un poste particulièrement élevé, il n’est pas le premier à tomber ainsi entre les griffes du FSB, le renseignement intérieur russe. Deux de ses collègues, Anatoly Maslov et Valery Zvegintsev ont été appréhendés au même moment. Tous les trois sont de purs théoriciens, travaillant sur des domaines comme la « transition laminaire-turbulent ». Mais leurs recherches intéressent au plus haut point le pouvoir car elles contribuent à améliorer les performances dans les domaines de l’aéronautique et de la balistique.
Leur institut réagit à travers une lettre ouverte, publiée sur son site le 15 mai 2023 : « Certains d’entre nous ont une vaste expérience des questions liées à la protection des secrets d’État et au contrôle des exportations de technologie. Nous n’avons pas seulement peur pour le sort de nos collègues. Nous ne comprenons tout simplement pas comment continuer à faire notre travail. […] Nous voyons que tout article ou reportage peut mener à des accusations de haute trahison. Ce pour quoi nous sommes récompensés aujourd’hui et donnés en exemples aux autres devient le lendemain le motif de poursuites pénales. »
« Tout article ou reportage peut mener à des accusations de haute trahison »
Lettre ouverte de l’Institut de mécanique théorique et appliquée de Sibérie
Ces procès ont lieu en secret. La justice laisse simplement entendre que l’on reproche à ces hommes d’avoir transmis des informations sensibles à des puissances étrangères, dans des articles scientifiques ou des conférences. Ces procédures se multiplient depuis quelques années. En 2020, Valery Mitko, le président de l’Académie des sciences arctiques de Saint-Pétersbourg, est interpellé. Il meurt deux ans plus tard, en prison, à l’âge de 81 ans. En octobre de la même année, un autre scientifique établi à Tomsk, Alexander Lukin, est appréhendé et condamné à sept ans et demi de prison. Tous sont accusés d’avoir transmis des secrets à la Chine, à l’exception de Zvegintsev, qui a publié un article dans une revue iranienne.
Le 30 juin 2022, Dmitry Kolker, physicien spécialiste des lasers, se fait embarquer alors qu’il agonise d’un cancer, à l’hôpital. Il décède une quinzaine de jours plus tard dans les geôles du FSB. « L’accusation lui reproche d’avoir reçu 100 000 roubles (N.D.L.R. 1 000 euros, soit environ un quart de son salaire mensuel) et d’avoir “vendu la mère patrie”. Il aurait transmis par mail une conférence qui aurait contenu des secrets d’État », témoigne à La Brèche son fils, Maksim Kolker, lui aussi scientifique. Sauf que le discours en question avait lui-même été validé par les services de sécurité, comme chaque intervention de ce type.
Cultures paranoïaques
Ces éminents théoriciens passent une grande partie de leur temps à voyager partout à travers le monde pour participer à des colloques internationaux. Kolker a participé à des rencontres au prestigieux MIT américain, mais aussi en France et en Allemagne. Des nids d’espions ? « Ce sont des sortes de fêtes pour chercheurs, avec quelques ingénieurs », vulgarise un ingénieur français, familier de telles rencontres.
« Tant qu’on reste très en amont, nous pouvons échanger, explique un cadre de l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera), un centre de recherche français spécialisé sur l’aérospatiale, notamment militaire. C’est quand nous commençons à approcher d’une application que tout se ferme. Dans ce domaine, les gens ne sont pas des enfants de chœur. » Les Français sont sensibilisés aux enjeux de contre-ingérence, pour éviter de se faire piéger par des espions adverses. Mais pour ce spécialiste, tous ces échanges ne comportent pas d’informations excessivement sensibles : « Il s’agit d’entretenir sa culture générale. Cela peut faire avancer la science globalement. Même les Américains s’y rendent, alors qu’ils ont les budgets pour explorer toutes les solutions possibles en autonomie. »
Longtemps, les pays européens ont invité les chercheurs russes dans ces échanges, au plus haut niveau. Valery Zvegintsev a participé en 2012 à un séminaire à Tours, baptisé « Hypersonics2012 », coorganisé par l’Institut américain pour l’aéronautique et l’astronautique (AIAA) et l’Association aéronautique et astronautique de France (3AF). En 2006, Anatoly Maslov contribuait même à des travaux menés par l’OTAN sur des « technologies de vols hypersoniques propulsés ». Il cosignait alors un article avec plusieurs homologues occidentaux, dont un Français appartenant à l’Onera.
Ces interventions sont validées par les services de sécurité de leurs pays, que ce soit en France, en Chine ou en Russie. Depuis 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée, les invitations aux Russes pour participer à des conférences en Occident se sont raréfiées. Il ne leur reste plus que le partenaire chinois avec qui échanger. Et ce sont justement ces derniers que tout le monde surveille, de Moscou à Washington, en passant par Paris. « Nous coopérons avec eux et nous les laissons venir aux colloques, pour tenter de suivre leur niveau, explique l’ingénieur précédemment cité. Mais nous nous rendons compte que nous sommes potentiellement à la ramasse au regard de la main-d’œuvre et des moyens que leur gouvernement donne aux chercheurs. »
Pourquoi de telles arrestations ?
Ni la justice ni le FSB n’ont fourni d’explications satisfaisantes à Maksim Kolker. « Je n’ai pas toutes les informations, déplore le jeune homme. Plus largement, il peut s’agir d’intimider des scientifiques qui travaillent à la construction de roquettes. L’enquêteur ne m’a pas paru très futé. Ce sont des gens lambda qui grimpent dans la hiérarchie grâce à des appuis familiaux. Il ne faut surtout pas montrer la moindre faiblesse ou rendre public le moindre écart dans des choses aussi sérieuses. » De simples erreurs de procédures ? Un excès de zèle pour donner l’illusion de l’efficacité ?
Ces arrestations se sont multipliées depuis l’invasion de l’Ukraine, en février 2022. Le magazine américain Newsweek estime à « au moins une dizaine » le nombre de scientifiques ayant travaillé sur des domaines liés aux missiles hypersoniques, qui ont été arrêtés depuis. Le Washington Post mentionne « une trentaine » de cas. Leur recensement exact demeure inconnu. Ces hommes ont-ils manqué de détermination dans la guerre du président Poutine ? Son arsenal de missiles hypersoniques, employé massivement sur les villes ukrainiennes, a donné des résultats décevants. « Je crois que ce que l’on peut dire, c’est que tout scientifique normal, comme n’importe quel simple citoyen, est contre la guerre. Ne serait-ce que parce qu’ils n’auront plus rien à se mettre sous la dent. Les fonds iront exclusivement financer les militaires, en particulier depuis que l’Ukraine est devenue une forme de guerre mondiale. Dans tous les cas, le financement de la science en patira », suggère prudemment Maksim Kolker.
Conséquence directe de ces affaires, c’est toute la communauté scientifique qui est terrorisée. « Cette situation a une terrible influence sur la jeunesse scientifique. Les meilleurs étudiants refusent de venir travailler chez nous et nos meilleurs jeunes salariés quittent la science », écrivait l’ITAM dans sa lettre de soutien à Shiplyuk. En réalité, les désertions ont commencé bien avant. Le 19 mai 2023, le journal indépendant Moscow Times décrivait une fuite historique des cerveaux. Depuis l’invasion de la Crimée, près de 125 000 chercheurs, soit environ un quart des effectifs, ont quitté la Russie.