À Gaza ou en Ukraine, l’intelligence artificielle est sur tous les fronts
Si l’intelligence artificielle s’invite de plus en plus dans notre quotidien, elle a déjà investi les champs de bataille. La bande de Gaza est ainsi, depuis plusieurs mois, le théâtre d’un usage intensif par l’armée israélienne de dispositifs dopés aux nouvelles technologies. Plus près de nos frontières, les drones semi-automatisés sont légion sur le front ukrainien. Alors que ces outils changent en profondeur la nature des conflits, ils soulèvent de nombreuses questions éthiques.
Au lendemain des attaques perpétrées par le Hamas, le 7 octobre dernier, le gouvernement israélien a entrepris une opération militaire de grande ampleur, principalement en direction de la bande de Gaza, qui se poursuit encore aujourd’hui. Depuis le début du conflit, qui aurait fait plus de 33 000 victimes, Tsahal s’appuie largement sur l’intelligence artificielle (IA), comme l’a révélé le média israélien +9721. « Un programme nommé Hasbora – l’Évangile en hébreu – agrège des données très hétérogènes pour faire des recommandations de cibles 24 heures sur 24 », nous explique Laure de Roucy-Rochegonde, chercheuse au centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales.
Ce système permet ainsi à l’armée israélienne d’effectuer des bombardements à une cadence effrénée : 15 000 cibles durant les trente-cinq premiers jours du conflit selon Tsahal. Les chiffres publiés par le récent rapport de la Banque mondiale attestent des conséquences de l’usage d’un tel dispositif dans le conflit : 92 % des routes principales sont détruites ou endommagées dans la bande de Gaza, ainsi que 62 % des habitations et 84 % des installations de santé.2
« Une tradition d’investissement dans l’IA » du côté d’Israël
Plus récemment encore, +972 a documenté l’usage par l’armée israélienne d’un système baptisé Lavender3, chargé d’identifier automatiquement les militants du Hamas. Censé améliorer la précision et limiter les « dommages collatéraux », l’utilisation de tels outils tend plutôt vers la « fabrique d’assassinats de masse », selon les termes d’un ancien officier des renseignements israéliens, comme en témoigne le nombre de civils tués depuis le début du conflit.
« L’ambition et les efforts [de la France] concernant l’IA militarisée sont clairs »
Laure de Roucy-Rochegonde, chercheuse au centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales
D’autres dispositifs ont également été déployés dans les combats au sol, à l’image du viseur Smash 2000, de l’entreprise israélienne Smart Shooter. Celui-ci est présenté comme ayant la capacité de détecter automatiquement les cibles et de les verrouiller. Tsahal, dont les liens avec certaines start-up sont ténus4, mise beaucoup sur la supériorité technologique, comme l’indique Laure de Roucy-Rochegonde : « Dans le cas d’Israël, la tradition d’investissement dans l’IA est ancienne. »
Les nouvelles technologies meurtrières s’invitent aussi en Ukraine
Ces dernières années, le recours accru aux drones et robots a été une autre illustration de ces nouvelles manières de faire la guerre. Début mars, un « chien robot » télécommandé a été utilisé à Gaza, « dans le but d’éviter de blesser les soldats et les chiens », d’après le journal israélien Haaretz5. Sur le continent européen, le front ukrainien offre un autre exemple de l’usage de l’IA lors des conflits, comme l’explique notre interlocutrice : « Cette technologie assez démocratique permet à des acteurs non étatiques ou plus faibles de se doter de ces capacités et de niveler ainsi leur infériorité. On peut le voir avec l’Iran, la Turquie, ou même l’Ukraine qui ont investi dans l’IA. Dans le cas de l’Ukraine, tout s’est réalisé dans l’urgence, avec des partenariats ad hoc qui se sont montés, et un retour très rapide. » Les drones, massivement utilisés par les forces ukrainiennes, ont ainsi été régulièrement modernisés au fil des perfectionnements de la défense aérienne russe. Certains d’entre eux sont désormais en mesure de « [détecter] des cibles ennemies qui échappent souvent à l’œil humain, même sous des camouflages », comme évoqué dans la revue Finance & Développement du FMI6. Par ailleurs, des outils fondés sur l’IA ont également permis à l’armée ukrainienne d’extraire des renseignements depuis des conversations non cryptées entre soldats et pilotes russes.
La France investit également dans l’IA de défense
Du côté de la France, les ambitions sont affichées : « La France et ses armées doivent se battre pour garder [leur] rang », a déclaré Sébastien Lecornu, ministre des Armées, dans un entretien aux Échos début mars7. Il en a profité pour annoncer la création de l’Agence ministérielle pour l’IA de défense (Amiad). Cette dernière sera dotée de 300 millions d’euros par an environ, pour un total de 2 milliards d’euros annuels pour l’IA dédiée à la défense entre 2024 et 2030.
« Il faut prendre dès à présent des mesures décisives pour protéger l’humanité »
Appel conjoint d’António Guterres, secrétaire général des Nations Unies, et Mirjana Spoljaric, présidente du Comité international de la Croix- Rouge
Dans un rapport d’avril 2021, le comité d’éthique de la Défense a établi une distinction claire entre les SALA (Systèmes d’armes létales autonomes) et les SALIA (Systèmes d’armes létales intégrant de l’autonomie), ces derniers demeurant théoriquement sous maîtrise de l’humain. Suivant les recommandations du comité, le gouvernement français a annoncé renoncer à l’emploi des SALA, tout en investissant dans d’autres systèmes. Pour Laure de Roucy-Rochegonde, il s’agit d’un « tour de passe-passe permettant de créer un épouvantail en assimilant les SALA à une sorte de Terminator vers lequel la France n’ira jamais, tout en investissant dans l’autonomie. Au vu des dernières annonces, l’ambition et les efforts concernant l’IA militarisée au sens large sont clairs. »
Les questions soulevées par l’IA dans le domaine militaire n’ont pas fini de faire débat. Le 5 octobre dernier, António Guterres, secrétaire général des Nations Unies, et Mirjana Spoljaric, présidente du Comité international de la Croix-Rouge, lançaient un appel conjoint. Ce dernier, évoquant « la disponibilité et l’accessibilité croissantes de technologies nouvelles […] qui pourraient être intégrées dans des armes autonomes », appelait à « des négociations sur un nouvel instrument juridiquement contraignant visant à établir des interdictions et des limitations claires concernant les systèmes d’armes autonomes ». L’objectif affiché est on ne peut plus clair : « prendre dès à présent des mesures décisives pour protéger l’humanité ». Il faut aller vite car leur usage a commencé et les conséquences sont déjà palpables !
Jp Peyrache
Illustration : Vincent Chambon
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- « “A Mass Assassination Factory”: Inside Israel’s Calculated Bombing of Gaza », +972, 30 novembre 2023 ↩︎
- « Gaza Strip – Interim Damage Assessment », rapport de la Banque mondiale publié le 29 mars 2023 ↩︎
- « “Lavender”: The AI Machine Directing Israel’s Bombing Spree in Gaza », +972, 3 avril 2024 ↩︎
- « Services secrets israéliens : la mystérieuse unité 8200 », Le Point, 15 décembre 2023 ↩︎
- « Gaza Becomes Israel’s Testing Ground for Military Robots », Haaretz, 3 mars 2024 ↩︎
- « Une nouvelle forme de guerre », Jeremy Wagstaff, F&D, décembre 2023 ↩︎
- « IA : “Soit l’armée française prend date, soit elle décroche”, affirme Sébastien Lecornu », Les Échos, 8 mars 2024 ↩︎
- « Israël, Hamas : sur le front de l’information, une guerre sans règles et sans pitié », Slate, 20 octobre 2023 ↩︎
La guerre se joue aussi en ligne
Les conflits qui se déroulent sur les champs de bataille physiques trouvent, de plus en plus, leur prolongement dans l’écosystème numérique. Cela peut prendre la forme de campagnes d’information – ou de désinformation – massives, via les réseaux sociaux notamment, dans le but de susciter émotion et indignation. Cet aspect est particulièrement prégnant dans le cas du conflit israélo-palestinien. « Je ne me souviens pas d’avoir déjà été exposé à ce point à des images de cadavres. On observe [...] une course à l’image la plus trash », résume Jacques Pezet, journaliste à Libération, dans un entretien avec Slate8. En parallèle, certaines offensives sont menées en ligne avec l’objectif de déstabiliser l’adversaire. Cette stratégie a pu être observée fin février 2022, une heure avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Une cyberattaque avait alors privé d’Internet de nombreuses entreprises et des services publics ukrainiens. Un rapport publié le 22 juin de la même année par Microsoft fait état de l’intensification des cyberattaques dans les mois qui ont suivi, les agences gouvernementales des pays de l’OTAN étant particulièrement ciblées. Selon celui-ci, « l’invasion russe s’appuie sur une cyberstratégie qui comprend au moins trois efforts distincts et parfois coordonnés : des cyberattaques destructrices à l’intérieur de l’Ukraine, l’infiltration et l’espionnage de pays extérieurs et des opérations d’influence visant des personnes dans le monde entier ».