« Les JO, c’est la fête avec des drones et des militaires »

Architecte de formation, essayiste spécialiste du sport et actuellement professeur émérite en esthétique à l’université Paris-Nanterre, Marc Perelman est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la sociologie du sport. Son dernier en date, 2024 : Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, donne le ton. Rencontre.

Vous avez publié 2024 : Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu. Croyez-vous qu’un boycott soit réellement possible ? La contestation n’a pas été vraiment audible…

« C’est assez paradoxal. D’un côté, je souhaite que les Jeux n’aient pas lieu. Mais quand ce fut le cas en 1916, 1940 et 1944, c’était en raison d’une guerre mondiale. Ce ne serait donc pas vraiment souhaitable.
J’ai participé au premier comité “Non aux JO 2024”, dès 2017. Plus qu’une contestation organisée avec des manifestations, il y a des inquiétudes. Les critiques portent plutôt contre les conséquences des Jeux : le transport, la bétonisation, la gentrification, ce que certains appellent le saccage de la ville…
Pour ma part, je pointe les “dérives” des valeurs des Jeux. Ce qui m’intéresse est le point aveugle des JO, son sens historique, pour en faire une critique approfondie. »

Quel est ce point aveugle des JO ?

« On nous explique que les Jeux sont un moment de fête. Que la politique se met en retrait, le temps d’une trêve olympique. Que c’est une période de respect mutuel et que la communauté internationale se retrouve. Tout cela vole à chaque fois en éclat. Les Jeux ce n’est pas simplement le reflet de notre société. Ils participent aux logiques bellicistes des uns et des autres. La matrice des JO est la compétition, ce qui est très bien accepté. Elle commence entre les villes pour accueillir l’événement. On peut critiquer la compétition quand il s’agit d’économie, mais s’agissant des Jeux on l’accepte. »

N’est-ce pas la beauté du sport ?

« Ça doit être ça… C’est la grande illusion de ce phénomène annoncé apolitique qui a priori ne touche pas les questions sociales et idéologiques, alors que je pense que le sport en général est au contraire le cœur de l’idéologie moderne de la compétition entre tous. Les JO se veulent comme un temps suspendu des affrontements, alors que pas du tout. J’essaie de mettre au jour cette logique-là. »

Les valeurs phares de l’olympisme ne sont-elles pas l’excellence, la paix, le respect et l’amitié ?

« L’idéologie olympique est tout l’inverse : l’argent roi, la compétition généralisée, la militarisation et le nationalisme. Les JO ne peuvent s’organiser sans la présence des forces de l’ordre. Le chiffre annoncé est de 46 000 individus. Les JO, c’est la fête avec des drones et des militaires dans la rue. »

Certains politiques français se positionnent-ils contre les Jeux ?

« Les Jeux font consensus. Au départ, en 2015, Mélenchon était contre. Puis, il a défendu que ce fût une erreur d’appeler au boycott, qu’à l’époque, en 2008, cela aurait privé le peuple chinois des Jeux. La gauche ne dit rien. Finalement, c’est plutôt une petite partie de la droite qui serait plus critique, essentiellement sur un aspect économique en dénonçant l’intérêt réel de certains investissements. »

« Pour les JO 2024, la facture va plus que doubler passant de 6,6 milliards à 15 milliards d’euros »

L’économie est une critique récurrente. Les JO coûtent si cher que ça ?

« Les Jeux de Paris vont coûter très cher. Les annonces du départ faisaient état d’un coût global de 6,6 milliards d’euros. Nous en sommes déjà à 9 milliards et ça se terminera certainement autour de 15 milliards. Il suffit de reprendre l’histoire des JO pour voir que c’est toujours la même chose avec des pics parfois monstrueux comme à Sotchi en 2014 et à Pékin en 2008 et 2022, avec des dépassements de l’ordre de 150 % à 200 %. En moyenne, la facture fait toujours plus que doubler. Et ce sera le cas pour ces Jeux.
La sécurité ne fait pas partie du budget initial. L’armée est convoquée. Un camp avec 5 000 militaires sera installé sur la pelouse de Reuilly. C’est la fête ! »

Comment cela est-il possible ?

« Les JO sont organisés par une ville mais l’État français s’est porté garant avec une enveloppe de 3 milliards. Le timing est connu et les entreprises jouent beaucoup là-dessus. Dans les derniers mois, les factures explosent pour tenir les délais.
Pour avoir bien étudié les contrats de ville hôte, c’est un contrat léonin. Le moindre retard, la moindre incartade au projet, vous recevez des amendes qui coûtent très cher… La dette de Paris était de 6 milliards en 2017. En 2024, elle serait de 10 milliards. Comment madame Hidalgo va-t-elle faire ? »

« Ce sont les grands bétonneurs français qui profitent véritablement des Jeux »

Le Comité organisateur des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop) a promis des Jeux plus durables, en s’appuyant sur 95 % de sites déjà existants ou temporaires…

« Du point de vue des équipements sportifs, gymnases… on construit très peu, c’est vrai. Mais les JO ont été associés au développement du Grand Paris. C’est un véritable chamboulement urbain. On ne modifie plus le bâti de la ville comme sous le baron Haussmann mais on transforme la circulation avec la construction de 200 km de voies, de nombreux tunnels, plus de 60 gares…
Associer les JO à la transformation urbaine est un choix, une vraie ligne politique. C’est mieux qu’il y ait des trains bien sûr. Mais il faut comprendre que ça engendre une bétonisation et des points de spéculation autour de chaque gare. De nombreux pavillons ont été détruits pour faire place à des projets immobiliers de grande ampleur. Les Jeux sont l’occasion de transformer Paris en lieu de tourisme permanent, généralisé et intensif. Les grands bétonneurs français Eiffage, Bouygues, Veolia… Ce sont eux qui profitent véritablement des Jeux. »

Les JO se veulent hors du champ politique. Pourtant le président de la République souhaite en faire le « climax » de son mandat. Comment expliquez-vous cela ?

« Emmanuel Macron répète qu’il ne faut pas politiser le sport, il ne fait pourtant que ça. Pendant les Jeux, il n’y aura pas d’opposition. Dès que la compétition démarre, tout s’arrête, dans une forme de chauvinisme et de nationalisme exacerbés. On nous a déjà expliqué qu’il fallait gagner tant de médailles. Nous sommes dans une ambiance olympique permanente où personne n’ose remettre en cause la fonction des Jeux.
D’ailleurs, tous les syndicats, sauf Sud, ont signé une Charte sociale qui se porte garante de la réussite des Jeux. Nous savons déjà qu’en août, il n’y aura pas de grève. Depuis la fin de “l’ère des boycotts”, de 1956 à 1988, la contestation est très limitée. »

Quelles sont les dernières grandes contestations autour des Jeux ?

« Le Brésil a connu des contestations assez fortes au moment des JO 2016 mais surtout de la Coupe du monde de foot en 2014. La contestation était vraiment intense, avec des mots d’ordre d’une violence inouïe à l’encontre de Dilma Rousseff. Mais dès que l’équipe du Brésil est entrée en scène, elle s’est arrêtée. »

Les JO ont-ils participé à l’élection de Jair Bolsonaro ?

« Je pense que oui. Lula voulait organiser ce qu’il appelait “la décennie du sport” au Brésil. Ça s’est retourné contre lui, pour devenir une débandade financière et politique. »

Le calcul d’Emmanuel Macron n’est-il pas dangereux, avec ce même risque d’une débandade financière et politique ?

« La France n’est quand même pas le Brésil. Les dérives ne sont pas les mêmes sur l’aspect financier. Le contrôle est plus important. Même si depuis 2017 il y a eu plusieurs perquisitions au Cojop, à la Solideo (Société de livraison des ouvrages olympiques), avec notamment la mise en examen de Michaël Aloïsio, le bras droit de Tony Estanguet, président du Cojop. Ces dérives sont récurrentes car il y a une telle masse d’argent… Sur un laps de temps relativement court, on met en œuvre des chantiers gigantesques. »

Il y a aussi des lois sécuritaires contraignantes, annoncées comme temporaires…

« Pour Paris, autour des principaux lieux de manifestations, la circulation sera restreinte et parfois interdite. Les habitants du secteur vont devoir s’inscrire sur une plateforme dédiée, avoir un QR code. Les déplacements seront limités et contrôlés, encore une fois au nom de la fête. Le temps des Jeux, on entre dans un État policier. Cela doit être temporaire mais rien ne nous dit que la reconnaissance faciale, par exemple, sera arrêtée. L’olympisme est le vecteur de cette organisation et c’est à travers elle que ces choses sont possibles. »

Propos recueillis par Clément Goutelle

Illustration : Zac Deloupy

« Le CIO est accepté à l'ONU comme un État à part entière »

« En général, le CIO lave son linge sale en famille. On y entre par cooptation. La grande affaire serait d’analyser cette gouvernance olympique. C’est une machine gigantesque d’une centaine de membres avec un comité exécutif d’une quinzaine de membres, entourés d’une armée d’avocats et de conseils. Le tout basé à Lausanne, en Suisse. L’opacité du CIO est totale, bien au-delà de la FIFA. Pourtant le CIO est une institution prépondérante dans le jeu diplomatico-politique mondial. En 2009, le CIO devient observateur à l’ONU et est reconnu comme autonome en 2015. On l’accepte comme un État à part entière. »

Cérémonie d'ouverture : « On ne va pas mettre un soldat derrière chaque spectateur »

« Je ne suis pas sûr que la cérémonie ait lieu sur la Seine. C’est un pari de fou de vouloir faire défiler les athlètes, sur 6 kilomètres. D’autant plus si les guerres se prolongent, et avec une Russie très remontée contre le CIO. Les dernières déclarations de Poutine sont très bellicistes. Il veut faire exploser le CIO, organiser d’autres Jeux avec les Brics. Il est très menaçant. Cette cérémonie d’ouverture est par ailleurs très critiquée. La police, la gendarmerie, l’armée voient bien l’ampleur de l’organisation qu’elle nécessite. On ne va pas mettre un soldat derrière chaque spectateur. »